Les territoires oubliés de l’histoire de l’art

Le XIXe et le XXe siècles sont beaucoup plus riches et variés qu’on ne le croit

Il y a des branches de la culture où chacun peut exprimer son avis, où chacun compte. Par exemple, s’agissant d’une série, on peut la visionner pour une somme modique, la conseiller ou la critiquer. Et les gens ne s’en privent pas. On peut agir de même avec un roman, un clip musical, un film, etc. Dans ces cas-là, la culture a une audience populaire, elle est partagée, sa diffusion a quelque chose de démocratique. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle soit de mauvaise qualité, bien au contraire. Pour l’art, du moins l’art muséal, c’est malheureusement très différent. En pratique, souvent seuls l’avis et le carnet de chèques d’un petit nombre de collectionneurs et de conservateurs font les notoriétés. Il n’est pas sûr que les motivations de ces décideurs soient toujours véritablement artistiques et réellement éclairées. Dans les galeries et les musées, le public est intimidé. Il se garde bien d’exprimer son opinion, surtout si elle est négative.

Ce constat est triste. Cependant, il vaut surtout pour l’art officiel et muséal. Tout change pour peu qu’on élargisse la focale. En effet, si l’on prend la peine de regarder avec bonne volonté ce qui n’est pas signalé, ce qu’on trouve fortuitement ici et là dans les villes, ce qu’on peut découvrir sur Internet, et évidemment ce que font nombre d’artistes actuels sans espoir de reconnaissance, le paysage s’enrichit considérablement. Il y a – disons-le haut et fort -, depuis la fin du XIXe et encore aujourd’hui, des formes d’art à la fois populaires et de grande qualité. On ne les voit pas, on ne les prend pas en considération tout simplement parce qu’elles ne sont pas mises en histoire. La partialité des historiens de l’art est scandaleuse et il faut absolument passer outre. Prenons deux exemples :

Monuments aux grands hommes

Prenons d’abord un cas ancien avec les monuments aux grands hommes érigés par la IIIe République. Pas besoin de faire de longs développements pour convaincre que ces œuvres néobaroques sont encore aujourd’hui souvent considérées comme kitsch et sans valeur. Beaucoup sont perdues, cassées, fondues tout au long du XXe siècle. Les sculpteurs concernés, à l’exception heureuse mais surprenante de Rodin, sont à peu près absents des histoires de l’art. Il suffit pourtant de s’arrêter à l’improviste devant ces monuments en essayant d’évacuer les préjugés usuels pour voir cette évidence : nombre d’entre eux sont d’une immense qualité. C’est aussi un art doublement populaire. En premier lieu parce que les artistes en question sont très majoritairement d’origine populaire. La plupart profitent de l’ouverture de nombreuses écoles, partout et à tous niveaux en France, avec l’instauration de la République.

Monument à Barry le chien sauveteur, situé au cimetière des chiens à Asnières sur Seine, 1900
Inscription : Il sauva la vie à 40 personnes…. Il fut tué par la 41ème

C’est un moment d’enthousiasme où l’on pense qu’avec des formations appropriées tous les talents vont s’épanouir. Des jeunes sont encouragés au vu d’essais parfois très modestes. Puech, jeune berger dans l’Aveyron, est repéré, car il sculpte le bout de ses bâtons avec un canif pour passer le temps. Carlier, étant petit, suscite l’admiration de ses proches avec des figurines d’animaux en mie de pain, etc. Des bourses municipales ou départementales leur sont attribuées. Ces jeunes de milieu modeste, nés parmi les artisans et les travailleurs manuels, comprennent d’instinct qu’être artiste exige d’acquérir un métier difficile. Ils acceptent sans rechigner des formations artistiques lourdes, commencées tôt. Ils sont aussi, pour la plupart, d’ardents républicains, dreyfusards et patriotes.

Quel contraste avec nombre de ces jeunes adultes originaires des classes aisées, attirés au moment d’entrer dans la vie active par la bohème et par l’aura du statut d’artiste, mais n’envisageant nullement de faire un long et éprouvant apprentissage. Ces « avant-gardes », souvent présentées comme « subversives », produisent des œuvres sommaires sur le plan du métier, mais compensées par de l’intellectualisation. On peut citer le cas de Modigliani, issu d’une famille de grands commerçants italiens, qui vient à Paris pour dépenser sa fortune, fréquenter les femmes et jouer à l’artiste. Duchamp, fils de notaire et rentier, relève, dans un style différent, du même processus.

En second lieu, le thème des grands hommes est très lisible et trouve un large écho dans la population. Si l’on n’est pas amateur d’art, on admire quand même le monument, le plaisir esthétique pouvant venir après. Chaque communauté, chaque sensibilité statufie ses héros. On lance des souscriptions à tour de bras, ce qui révèle l’enracinement populaire de cette statuaire. En bénéficient des figures aussi variées que Louise Michel, le cardinal Lavigerie, le général Dumas, Marie Deraisme, sans oublier Jeanne d’Arc. Il y a une telle frénésie collective que les pouvoirs publics édictent des règlements pour limiter l’excès de statues dans l’espace public. Évidemment, ces textes sont vite contournés. Peut-on imaginer un art plus populaire ?

Monument à Victor Hugo, sculpture et médaillons par Louis-Ernest Barrias, André-Joseph Allar, Jules-Clément Chaplain et Denys Puech,
Place Victor Hugo Paris 16ème, fondu durant le régime de Vichy

Bande dessinée

Prenons un second exemple, celui-là en plein dans l’actualité. Beaucoup de gens observent, en effet, dans les librairies, que le rayon BD ne cesse de s’étendre au détriment des livres beaux-arts. Ces derniers sont de plus en plus limités à quelques vedettes prévisibles et aux expositions médiatisées du moment. Il est patent que la BD a un vaste public populaire, alors que celui de l’art institué est en forte baisse.

Christophe, La famille Fenouillard, Librairie Armand Colin, 18…

En réalité, depuis plus d’un siècle on assiste à un essor de l’illustration et de la bande dessinée, peu prises en compte par l’histoire de l’art. C’est une lourde erreur. La popularité de la BD ne doit pas faire penser qu’il s’agirait d’une de ces consommations de masse décrites par Christopher Lasch, synonymes de qualité dégradée et de comportements passifs. Certes, toutes les BD ne se valent pas, mais il y en a de géniales. Pour ne citer que lui, évoquons le nom de François Schuiten.

L’univers de la BD a des qualités qui manquent parfois cruellement à l’art muséal : la vocation narrative de l’image y est conservée, et même développée, la recherche de la beauté et du plaisir visuel y est bien considérée, le goût pour explorer le monde et rendre compte de l’existence humaine y est toujours vif. En réalité, la BD est bien davantage héritière de la peinture d’histoire d’autrefois et des genres apparentés que cet art muséal qui se gargarise de « ruptures » et de « tables rases ». Ajoutons à cela que la nouvelle génération de peintres figuratifs puise bien plus dans la culture de la BD que dans celle de la modernité et de ses suites. Si les historiens de l’art avaient le souci du réel, ils accorderaient une place majeure à la BD, art à la fois populaire et de grande qualité.

La semaine de Suzette, Bécassine en apprentissage, 5 Février 1914

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