Cher Jérôme Serri, vous n’auriez pas dû me demander de parler d’André Malraux. J’ai trop de critiques à en faire et il n’est pas sûr qu’elles soient audibles. Ses idées artistiques – et ce sont elles seules qui m’intéressent ici – bénéficient, en effet, d’une adhésion confinant souvent à la dévotion. Malraux fait figure, pour le ministère de la Culture et les professions de son ressort, d’une sorte de saint patron. Toutefois, il serait naïf de voir en lui un saint Nicolas ayant des cadeaux pour tout le monde. Sa pensée et son action artistiques sont tout sauf neutres. Cependant, c’est vrai, il est intéressant de s’attarder sur son cas. C’est l’occasion d’analyser un état d’esprit partagé par beaucoup de gens au xxe siècle et même encore aujourd’hui. Avant d’aborder dans un prochain texte ses conceptions de l’art proprement dites, je commence ici par examiner sa vision de l’histoire de l’art.
Une histoire de l’art fonctionnant comme une idéologie
L’histoire réelle ou fantasmée a souvent un rôle idéologique. Prenons l’exemple de l’enseignement de l’histoire de France dès l’école primaire sous la Troisième République. C’est dans la leçon d’histoire principalement que s’apprennent et s’affermissent l’adhésion à la République et le patriotisme. Chaque régime politique, chaque civilisation, chaque courant de pensée développe, à des degrés divers, ses récits des origines.
Le domaine artistique n’y échappe pas, bien au contraire. Le regard de chaque époque sur les précédentes ne cesse d’évoluer, redécouvrant ceci, reléguant cela et, bien sûr, justifiant les audaces des nouveaux venus. L’art et l’histoire de l’art voguent de conserve, ou alors, leur avancée est précaire.
Tout au long du xxe siècle, des théoriciens échafaudent des visions inédites de l’histoire de l’art mieux en rapport avec les mouvements à défendre. Plus les artistes concernés paraissent être des ovnis, plus l’histoire dans laquelle ils pourraient prendre place, même sur le mode de la rupture, a besoin d’être retravaillée. Malraux s’inscrit dans ces mutations en rédigeant une dizaine d’essais tels que Le Musée imaginaire ou L’Intemporel. Il propose un changement complet de perspective au profit de cette suite d’artistes débutant avec Manet et progressant de « isme » en « isme », telle une succession d’aimables wagonnets, jusqu’à la modernité et aux prémices de l’art contemporain. On ne peut pas reprocher à Malraux d’instrumentaliser l’histoire de l’art puisque c’est l’objet même de sa démarche. Cependant, il importe de bien comprendre comment il procède. En simplifiant un peu, je pense qu’il intervient dans trois domaines complémentaires.
D’abord, il va chercher et ramène sur le devant de la scène tout ce qu’il peut trouver à l’extérieur des courants principaux de l’art figuratif occidental : Moyen Âge le plus archaïque possible, art byzantin, arts orientaux et extrême-orientaux, arts africains, arts océaniens, arts précolombiens, arts populaires, art asilaire, etc. Je pense que Malraux aide réellement à mieux comprendre cet ensemble d’arts, et c’est son apport le plus positif. L’historien Krzysztof Pomian témoigne ainsi que « Malraux a suscité une noria de vocations d’historiens d’art, parce qu’il a su, l’un des premiers, interpréter philosophiquement la métamorphose des objets à l’intérieur des musées, leur arrachement aux contingences de leurs vies premières et leur inscription dans la vie universelle des formes créées. » Il convient de noter que dans le Musée imaginaire, 55 % des illustrations relèvent de ce regroupement d’arts plus ou moins primitifs des quatre coins du monde, 58 % dans L’Intemporel. Le résultat, je dirais presque le but, est que ce qui était essentiel jusque-là devient secondaire et réciproquement.

Ensuite, en ce qui concerne l’histoire de la peinture occidentale, il valorise de toutes ses forces les primitifs italiens et flamands au détriment des artistes plus aboutis. Il perçoit les maladresses des primitifs comme un signe d’authenticité, alors que le métier des artistes plus évolués lui paraît une qualité factice. Il ironise ainsi sur les esprits étroitement technicistes qui préfèrent Raphaël à Giotto « comme on préfère l’avion à la brouette ». Passé le milieu du xvie siècle, il n’y a plus guère d’artistes qui l’intéressent en dehors de quelques grandes figures ici et là comme Rembrandt et Vélasquez (en qui Manet voit un précurseur) ou des artistes un peu minimalistes comme Chardin. Il n’accorde de valeur ni au Caravage, ni a fortiori aux caravagesques, ni à beaucoup d’autres très grands artistes.
On comprend l’ampleur du changement de goût qu’incarne le Musée imaginaire (1947) en le rapprochant des mémoires d’Élisabeth Vigée-Lebrun écrites dans les années 1820 à 1830, c’est-à-dire un peu plus d’un siècle plus tôt. Elle considère, par exemple, Guido Reni (1575-1642) et Le Guerchin (1591-1666) comme ses plus belles références (je suis d’ailleurs assez de son avis). Ce sont des artistes disparaissant des écrans radars chez Malraux.
L’histoire utile complètement remodelée
Quand Malraux en arrive aux xixe et xxe siècles, son mode opératoire se modifie. En réalité, il change seulement au mitan du xixe. Le début est traité à peu près sur le même mode que les siècles précédents : il s’y intéresse assez peu et ne se lance pas dans des reclassements radicaux. À partir du milieu du xixe, son intervention s’intensifie énormément. Ce n’est pas pour rien. On se souvient qu’en 1937, l’armée nippone n’occupe que la Chine « utile », c’est-à-dire les grandes métropoles et les régions économiques importantes, principalement au nord-est, délaissant le reste. Eh bien, pour Malraux (et pour beaucoup d’historiens de la modernité), l’histoire « utile », celle dont il faut prendre possession, débute au milieu du xixe. C’est la période qu’il soumet à un remodelage complet, avec élimination de tous les indésirables.
Ce qu’il y a d’amusant et qui montre tout l’arbitraire de la démarche est que l’artiste qui inaugure la nouvelle ère est Édouard Manet. Pourquoi lui ? Cela reste un mystère, ou plutôt un hasard, à mes yeux tout du moins. En effet, Manet, invariablement porté au pinacle, paraît en réalité un talent assez ordinaire dans son contexte. Il n’est ni particulièrement bon peintre ni particulièrement mauvais, c’est un artiste moyen qui ne brille ni par ses matières, ni par ses sujets, ni par son originalité. Certains fleuves, comme la Bidassoa, sont célèbres non en raison de leur débit, mais parce que leur cours sert arbitrairement de frontière et qu’il s’y produit des conflits frontaliers. Manet bénéficie probablement d’une notoriété dans le genre de celle de la Bidassoa.
Intervillage assyrien
Pour bien comprendre l’incroyable changement de traitement entre la première moitié du XIXe siècle et la seconde, il faut se rendre pp. 86 et 87 (82 et 83 pour des détails) de L’Intemporel. À gauche, une reproduction de La Mort de Sardanapale par Delacroix (1827). À droite, La Fin de Babylone par Rochegrosse (1891) qu’on ne connaît d’ailleurs que par des photos très floues. Malraux veut nous faire toucher toute la différence qu’il y a, selon lui, entre « une vraie création picturale » (Delacroix) et la nullité absolue de Rochegrosse, si nul qu’il serait même sorti du domaine de l’art. Le problème est qu’à son insu Malraux apporte la preuve du contraire.

Passons sur le fait que c’est un peu facile, voire quelque peu déloyal de sa part de prendre en considération une peinture aussi extravagante que cette Babylone pour disqualifier toute une époque. Malraux exhume cette Babylone parce qu’il est certain qu’on y verra une grande machine grotesque, un xixe de caricature, alors que le Sardanapale peut être perçu, croit-il, comme noblement irréel et romantique.
Jouons le jeu. Qu’observe-t-on ? Que les deux œuvres – ça saute aux yeux – sont extrêmement proches. Même érotisme orientalisant délirant, même course au gigantisme. Delacroix, tout respectable qu’on le considère, apparaît aussi frénétiquement pompier que Rochegrosse. Les matières de Delacroix sont certes très belles (ce qui n’est pas toujours le cas avec lui). Celles de Rochegrosse le sont probablement encore davantage, si on peut en présumer par les quelques œuvres de ce maître visibles par ailleurs dans les collections publiques (la photo médiocre ne permet pas d’en juger). La facture très fin de siècle de Rochegrosse, particulièrement riche en registrations, m’enthousiasme toujours. Son Parsifal (qui ne sort guère des réserves du musée d’Orsay) est époustouflant. Ses illustrations à l’aquarelle du Salammbô de Flaubert sont de petites merveilles de la Belle-Époque.

Arrêtons-nous un peu sur le thème de ces deux œuvres, même si le sujet est secondaire dans ces fêtes rétiniennes. Delacroix se réjouit dans son journal d’avoir fait l’amour après le travail avec chacun de ses modèles féminins. On est content pour lui. Son Sardanapale, en réalité, s’apparente à un best-off de ses copulations ancillaires. Il regrette cependant que ces plaisirs successifs lui aient fait perdre le fil de la composition qui relève plutôt de l’entassement ou de la juxtaposition. C’est ce qui compromet la réception de cette peinture paraissant un peu fourre-tout, et c’est pour cette raison que l’État n’en veut pas, contrairement à ses créations précédentes. En ce qui concerne La Fin de Babylone (63 m² quand même, soit le triple du Sardanapale), c’est plus structuré, mais on est toujours appelé à un plaisir principalement au premier degré. Je ne vois d’ailleurs rien de mal à cela, bien au contraire. Toutes proportions gardées, c’est un plaisir du genre de ceux qu’on peut éprouver devant une planche de BD en pleine page de Druillet ou de Bilal. Ceci montre d’ailleurs que la peinture d’histoire, loin d’être un cul-de-sac historique, prépare l’immense développement des figurations populaires du xxe.
Notons une sorte d’interrogation historique chez Rochegrosse. Cet artiste a en tête, en effet, les exactions prussiennes de 1870 (incluant des destructions gratuites d’ateliers d’artistes). Un thème récurrent de ses peintures consiste en l’évocation de massacres guerriers, d’apparence plus ou moins teutonique, comme dans son Andromaque de Rouen. Dans la vision historique dont il est question avec sa Babylone, on voit trois groupes de protagonistes. D’abord Babylone et les Babyloniens, que d’aucuns assimilent à Paris décadente. Ensuite, il y a les Juifs captifs (tels que décrits dans le livre de Daniel), signalés par un chandelier à sept branches et un ange. Enfin, les soldats assyriens entrent en rangs serrés. Ce sont, paraît-il, des « Aryas », c’est-à-dire ce que l’on appellera bientôt des « Aryens ». Dans la vision proposée par Rochegrosse, la force guerrière des « Aryens » a ceci de particulier qu’elle permet une juste délivrance des Juifs. Ce serait évidemment anachronique d’en tenir rigueur à l’artiste. Les contemporains ont, semble-t-il, été partagés sur le sens de cette composition parfois jugée trop intellectuelle, mais se sont retrouvés assez unanimement sur sa valeur picturale et décorative. L’œuvre a fait pendant plusieurs années le tour de l’Europe, enchaînant exposition universelle et grandes expositions internationales.
La différence d’intérêt entre ces deux œuvres est donc beaucoup moins tranchée que ne l’imagine Malraux. Leur destin est par contre dramatiquement différent. Le Sardanapale trône au Louvre. Quant à La Babylone, Malraux croit qu’elle est en collection privée à Rueil-Malmaison et il ne juge même pas bon d’aller l’apprécier de visu. De toute façon, il ne l’aurait pas trouvée. Elle est achetée en 1910 pour orner un immense restaurant orientalisant à New York. Puis l’établissement ferme et l’œuvre est perdue, probablement jetée aux ordures comme un simple décor périmé.
L’inculture pour la bonne cause
On est surpris au fil des pages par le choix d’artistes que Malraux cite à charge contre la majeure partie du xixe et du début xxe qu’il déteste. Il invoque, en réalité, un très petit nombre d’artistes qu’il appelle les « Officiels », artistes plus ou moins pompiers comme Rochegrosse, cité ci-dessus, ou Bouguereau et Cabanel ainsi que quelques peintres troubadours, secondaires et assez mièvres. Et puis c’est tout ! On a l’impression que la culture d’André Malraux relative à cette période est extraordinairement limitée. En particulier, il ne semble guère prendre en considération les écoles étrangères. Il ne se réfère ni à l’Ash Can School ni à la Brandywine School. Il n’a pas davantage l’air de connaître Mir Iskousstva ni les Peredvijniki, ni l’école de Skagen, ni les Glasgow boys. Il ignore les peintres allemands comme Max Klinger, Lovis Corinth ou Max Slevogt. Idem pour ceux de Vienne, pour Segantini, pour Sorolla, etc. En outre, il méprise l’illustration qui produit pourtant des merveilles à cette époque. Même chose pour la bande dessinée qui prospère loin des musées. Le grand érudit est certes imbattable au rayon Cézanne et Manet, mais il semble avoir d’énormes trous dans la raquette par ailleurs. La diversité et la richesse de ces périodes lui échappent totalement. Cet homme de culture nous invite, en fin de compte, à une inculture assez violente.

Aujourd’hui, il est facile d’observer que la culture de nos contemporains est beaucoup plus rudimentaire et captive en matière d’art que dans les domaines comme l’histoire, la philosophie, la littérature, etc. Quand on écrit, on a assez facilement accès à des livres de toutes les époques et de toutes les tendances. C’est une possibilité dont sont, en pratique, largement privés de nombreux artistes contemporains qui revisitent indéfiniment les mêmes auteurs, sans se douter qu’il y a des continents artistiques dont la découverte les passionnerait. Cette situation très appauvrie résulte du fait que durant le xxe siècle des gens comme Malraux croient se rendre utiles à la modernité en ignorant ou en envoyant aux poubelles de l’histoire des pans entiers de notre passé.
Après le dénigrement, les destructions
L’héritage de Malraux ne se limite pas à des idées. Il est, en effet, durant dix ans, ministre chargé des Affaires culturelles. À ce titre, il est en principe chargé de la conservation du patrimoine. Cependant, quand on ne trouve aucune valeur à certaines œuvres, rien ne s’oppose à leur destruction. C’est ainsi que cet homme de culture fait remplacer sans état d’âme des œuvres majeures de périodes qui lui déplaisent. Le cas le plus célèbre est celui du plafond de l’Opéra de Paris. Charles Garnier, architecte créateur de ce bâtiment, a une grande admiration pour un peintre important de son temps, Jules Lenepveu (1819-1898). Garnier rédige des articles sur ce maître, et même une biographie. Cet artiste est, selon l’architecte, un des seuls de son époque à peindre avec génie des plafonds avec perspective aérienne. Garnier construit la coupole principale de son opéra spécialement pour accueillir et mettre en valeur le plafond de Lenepveu alors que le reste des intérieurs est confié à Paul Baudry. Cette coupole est en quelque sorte pour Garnier le couronnement de son chef-d’œuvre. Malraux, jugeant tout cela sans valeur, confie à Chagall, dont il est proche, le soin de repeindre ce plafond.
Dans un premier temps, il est question de repeindre directement dessus. Pourquoi s’embêter avec des vieilleries ? Puis des protestations du monde entier s’élèvent. Du coup, Chagall peint sur des sortes de coques suspendues par des tiges métalliques qui, semble-t-il, percent en de nombreux endroits la toile de Lenepveu (dont, a priori, on n’a même pas de photo en couleurs). En réalité, ce sont les ouvriers chargés des décors de la Comédie française qui peignent l’essentiel du plafond, en faisant du Chagall en suivant les indications du maître. L’opposition mondiale est telle que les travaux sont menés à l’écart de Paris, dans un hangar tenu secret et gardé par l’armée. Une opération similaire est conduite à l’Odéon et au Louvre. Malraux prévoit aussi de détruire le Grand Palais pour y faire un musée Picasso. Malraux intervient, en fait, négativement à de nombreux endroits. Par exemple, l’actualité a mis en lumière récemment les vitraux de Viollet-le-Duc à Notre-Dame dont l’archevêché voulait se débarrasser, suscitant l’indignation. Cependant, Malraux est déjà passé par là un demi-siècle auparavant, remplaçant les verrières hautes du maître par une verroterie bas de gamme jugée plus gaie et plus moderne. Je ne parle pas de la gare d’Orsay sauvée in extremis par le clairvoyant Jacques Duhamel…
Beaucoup de choses ont été détruites tout au long du xxe siècle, et pas seulement par Malraux. Nombre d’entre elles moisissent dans les réserves ou sont perdues. Mais ce qu’il y a parfois de plus gênant est que les esprits, ceux instruits tout particulièrement, semblent encore sous la férule de penseurs comme Malraux qui ont remodelé l’histoire de l’art au xxe siècle. Heureusement, il existe quelques musées et quelques chercheurs attirés par les redécouvertes à faire. Il y a surtout Internet. Et c’est probablement là, sur le Web, en cliquant, qu’on peut le mieux sortir de l’ergastule.
Vous le voyez, cher Jérôme Serri, je reproche à Malraux d’avoir rétréci l’histoire de l’art un peu comme le malheureux père du film Chérie, j’ai rétréci les gosses. Seulement là, les gosses en question tardent un peu à reprendre leur taille normale.
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