Beauté de la peinture, plutôt que peinture de belles choses

The importance of the pictorial

Régulièrement, la question de la beauté en peinture refait surface. Un vrai marronnier. Les tenants de l’art contemporain défendent très souvent l’idée que l’art n’a rien à voir avec la beauté. En gros, pour eux, la beauté n’est pas une chose assez conceptuelle. Ils sont au-dessus de cela. Cette attitude est évidemment pure hypocrisie, car dans la vraie vie, ces faux dévots sont, comme les autres, plus ou moins sensibles à la beauté des personnes et des choses qu’ils rencontrent.

Certains, plus adroits, reprennent l’ancien argument dadaïste prétendant qu’après les tueries de la Première Guerre mondiale on ne pouvait plus se cantonner à peindre de jolis sujets comme si de rien n’était. D’autres ont tenu, bien sûr, le même discours en invoquant Auschwitz. Il est vrai qu’après de tels événements, il peut paraître incongru que des artistes continuent à peindre paisiblement fleurs, femmes nues et autres biches de sous-bois. L’objection semble fondée. Cependant, elle est parfaitement erronée : il y a confusion entre belle peinture et peinture de belles choses. Bien avant les débats sur l’art contemporain, Kant avait pourtant insisté sur cette distinction essentielle. Il est stupide de se cantonner à représenter de belles choses, mais il faut s’efforcer de faire de belles et bonnes peintures.

Prenons un exemple : Goya a consacré des peintures et gravures inoubliables à l’invasion de l’Espagne par les armées napoléoniennes. Ce ne sont pas des peintures de belles choses. On y découvre même moult atrocités. Cependant, ce sont de belles, et même de très belles peintures. En réalité, on dit une « belle peinture » un peu comme on dit un « bon film ». Il y a de bons films de guerre, de bons films dramatiques, de bons films noirs, tout le monde le comprend. Disons que comme certains aiment voir de bons films, j’aime regarder de belles et bonnes peintures.

On le comprend, la beauté en peinture peut difficilement se réduire à la représentation vite ennuyeuse des belles choses. Dire qu’il en aurait été longtemps ainsi relève soit d’une méconnaissance naïve, soit d’une mauvaise foi avant-gardiste. D’ailleurs, il suffit d’être attentif aux mots de ceux qui ont fréquenté la peinture au fil des siècles pour comprendre qu’ils cherchaient une tout autre chose que de simples images de belles choses. Il y a, en particulier, le fameux terme ancien de « manière » et celui, plus récent, de « picturalité ».Ces deux mots trahissent, l’un et l’autre, un désir d’apprécier la forme singulière de chaque peinture, sa matérialité, quel que soit le thème représenté.

En quoi la picturalité d’une œuvre tient-elle ? Prenons l’exemple de la confection. Dans ce domaine, on distingue volontiers d’une part l’élégance de la coupe, c’est-à-dire la conception globale d’un vêtement, et d’autre part le charme des tissus assemblés. Évidemment, la manière d’un artiste véritable reste souvent une énigme dont il est difficile de faire une recette explicite. Cependant, en peinture, un peu comme dans la confection, on peut sans doute opposer deux grands registres : primo, ce qui relève de la disposition d’ensemble et des contrastes entre grandes masses, autrement dit de la composition ; secundo, les textures, les matières, la touche, bref, ces aspects qui constituent, en quelque sorte, le tissu, et même la chair de la peinture.

La rétine humaine comporte une vaste zone dotée de cellules photoréceptrices espacées. Cela permet d’avoir une perception floue des grandes masses. Au centre, sur une petite zone dénommée macula, il y a, au contraire, une forte densité de cellules visuelles qui procurent une vision très précise selon un angle solide étroit. Face à une peinture, notre regard se promène, fait des zigzags et, à chaque instant, conjugue deux composantes : perception floue de la composition et vision extrêmement précise des textures d’une toute petite zone.

En ce qui concerne la composition, généralement, je n’aime pas que l’espace pictural soit de nature trop géométrique et ordonnée, comme c’était l’usage dans la première Renaissance avec le goût des perspectives. Cela rend souvent les peintures trop rationnelles pour être véridiques. Je préfère quand le fond joue le rôle d’une sorte de matrice où les objets apparaissent et disparaissent. Cela peut surprendre de la part de quelqu’un qui aime beaucoup l’art d’autrefois. Mais justement, ce modèle perspectif a vite été abandonné, ou plutôt mis au second plan. Par exemple, chez les caravagesques, la lumière révèle des fragments de corps ou d’objets, tandis que le reste se fond dans une obscurité commune. La perspective n’est pas contredite, mais elle se fait oublier. On n’est plus dans une réticulation géométrique, mais dans un espace quasi psychique où l’opposition de la lumière et de l’ombre semble celle de la grâce et de la chute.

Venons-en au second aspect, celui des matières et de la touche. C’est un fait d’expérience qu’il n’y a guère de peintures intéressantes qui n’exerceraient pas une attraction quasi charnelle dans ce domaine. Trois registres principaux ont fait florès dans l’histoire de l’art : les glacis sur empâtements, le jeu entre un fond de couleur, souvent brun-rouge, et des couches plus ou moins opaques par-dessus et, enfin, les mouvements du pinceau laissant trace à petite ou à grande échelle. Dans tous les cas, il s’agit de générer des irrégularités, des hasards, quelque chose comme une sorte de nature dans la peinture.

J’ai recours à ces registres, mais j’en utilise également d’autres qui me sont plus spécifiques. De nombreux artistes contemporains font, si je puis dire, leur propre cuisine, et c’est mon cas. En particulier, je peins souvent en deux temps. Je commence la peinture à l’envers, en me situant, en quelque sorte à l’arrière de la future toile pas encore tendue. Cela me permet de peindre en débutant par le premier plan. Puis, je peins par-dessus ce qui sera derrière et finis par le fond qui recouvre tout. Dans un second temps, je la retourne complètement et je reprends un peu tout, en précisant et nuançant. Cette habitude de travailler en deux temps me vient de l’eau-forte. Cela me permet de produire plus de hasards dans ma peinture, tout en les fondant dans une certaine unité.

La picturalité, qu’il s’agisse de composition ou de textures, a pour moi une grande importance, car elle communique au tableau une sorte de musique des formes, un lyrisme propre. C’est l’équivalent de la scansion en poésie. Les sujets auxquels un peintre peut s’intéresser ne diffèrent en rien de ceux qui mobilisent un auteur de romans, de films, de chansons et même un photographe : c’est, pour le dire vite, le monde et la vie humaine. Ce qu’il y a de spécifique à la peinture, c’est la façon dont ces sujets se conjuguent à une picturalité.

English version coming soon