La figuration formelle comme exploration des formes du monde

Figuration as exploration of the world

La peinture comme représentation est forcément figurative. Cependant, il existe des types de figurations très différents. Reste à se faire une opinion sur les avantages et les inconvénients des grandes options envisageables. Pour simplifier, je distinguerai trois familles. D’abord, les figurations très réalistes, avec l’hyperréalisme ou le précisionnisme des vétudistes. Ensuite, les figurations « libres » où l’artiste abandonne tout souci de réalisme et veille seulement à ce que le regardeur identifie de quoi il s’agit. Enfin, troisième famille, les figurations que j’appelle formelles. Elles sont fondées sur une part d’observation et ambitionnent de transmettre quelque chose du caractère, de la saveur des formes réelles. Je vais essayer de montrer pourquoi je me rattache résolument à cette troisième famille.

Reprenons dans l’ordre les trois types de figuration. L’hyperréalisme et les peintures apparentées, tout d’abord. Ce genre peut, certes, impressionner eu égard à la quantité de travail qu’il implique. Il peut aussi produire un effet d’illusionnisme euphorisant. Cependant, cet art intrinsèquement besogneux peut vite déboucher sur l’ennui. En s’appliquant à reproduire, l’hyperréalisme reste en dehors de l’art comme représentation. Certains vantent son « objectivité ». Toutefois, cet euphémisme facile ne fait que souligner un manque de pensée artistique.

Passons aux figurations que je qualifie de « libres » et qui constituent, pour moi tout du moins, une option sérieuse. J’utilise le terme de « figurations libres » par extension du nom très bien trouvé donné par Robert Combas à son mouvement. Ce terme, au-delà de son acception historique, me paraît pertinent pour qualifier des peintures très diverses, notamment du xxe siècle. Il s’agit de pratiques complètement dégagées du principe d’imitation. Le plasticien y est plus soucieux de picturalité, de créativité que de rendu du réel. Selon cette approche, l’artiste se contente du fait que le regardeur puisse identifier sommairement les êtres et les choses mis en scène dans le tableau. De même qu’une caricature ne nécessite que peu de traits, quelques coups de pinceau suffisent en peinture pour que l’on reconnaisse de quoi il s’agit. C’est assez, par exemple, de deux traits verticaux et de quelques gribouillis au-dessus pour suggérer un arbre. Ce genre de peinture désinhibée justifie le qualificatif de « libre ». À défaut d’être toujours séduisante pour le regardeur, cette façon de faire a l’intérêt d’être jouissive pour les artistes qui peignent, pourrait-on dire, « sans entraves ». Beaucoup d’artistes du xxe siècle relèvent, peu ou prou, de cette « libération ». Cette pratique peu contrôlante présente aussi l’avantage de convenir parfaitement à l’art-thérapie.

Ajoutons que cela permet également aux artistes une production rapide et en grandes quantités. Par exemple, Picasso, artiste libéré s’il en est, avec ses 50 000 œuvres environ, enregistre en moyenne une production nouvelle toutes les deux heures quand le pauvre Vermeer n’en a produit qu’une quarantaine dans sa vie, dont seulement quatre ou cinq réellement singulières.

Les figurations libres ont cependant leurs limites. En effet, désigner un arbre par quelques coups de pinceau est une chose, transmettre le charme qu’on trouve aux feuillages de telle ou telle essence en est une autre. Pour cela, il faut observer, réfléchir, essayer de découvrir ce qui ordonne ces formes, ce qui en constitue l’esprit, en quoi consistent leur caractère, leur poésie. C’est justement cela que vise la troisième sorte de figuration, la figuration que je qualifie de « formelle », celle qui m’intéresse et qui, je crois, permet d’aller plus loin.

Commençons par un exemple : celui de Mucha. Il a été considéré comme kitsch par les modernes et dégénéré par les nazis, mais bizarrement, le public l’aime toujours énormément. Qu’est-ce qui plaît tant chez Mucha ? Quand on observe les gens regarder ses œuvres, on voit que leurs yeux se promènent amoureusement. On comprend qu’ils ont plaisir à remarquer comment cet artiste a rendu ici telle ombellifère, là telle chevelure, là encore tel drapé ou tel visage, etc. À chaque endroit, on a l’impression que les regardeurs comparent instinctivement l’idée vague et inaboutie qu’ils se font de ces choses et la virtuosité avec laquelle Mucha a saisi et condensé l’esprit des formes. Moi aussi, je suis souvent ébahi devant les œuvres de Mucha. J’ai le sentiment que cet artiste clarifie merveilleusement le monde, sans bien sûr le rendre simpliste. Quand, après, dans la vraie vie, je vois par exemple des ombellifères, j’y suis plus réceptif. Mucha me fait plaisir et, en même temps, il m’apprend à voir.

Dans la peinture figurative que je qualifie de formelle, il se produit souvent un aller-retour de la sorte entre souvenirs vagues et perception brusquement plus nette. En promenant mon regard sur ce genre de peintures, j’ai envie de dire : « Tiens, c’est bien fait ! » ou encore : « C’est ça ! » Ces expressions spontanées peuvent paraître sommaires. Elles le sont, si on veut. Toutefois, justement, quand on est vraiment dans le domaine visuel, on a quitté celui du langage et les mots deviennent peu opérants. Quand j’en suis réduit à bredouiller de petites phrases creuses, c’est bon signe.

En résumé, le réel fait souvent figure de pelote emmêlée, et je suis content quand j’ai l’impression que l’artiste a su tirer sur le bon fil. Entendons-nous bien, je ne cherche pas la ressemblance pour la ressemblance, chose qui a toutes les chances d’être ennuyeuse. Ce que j’aime, c’est sentir que l’artiste a exploré ce fatras impensé qu’est le réel et qu’il a su en tirer, sur le plan des formes, une belle idée.

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