Un mot ambigu et de vraies aspirations
Peu de mots prêtent autant à confusion dans l’histoire de l’art que le terme de réalisme. On l’emploie à tout propos et pour toutes les époques. Cependant, souvent, et c’est encore le cas aujourd’hui, il désigne le désir d’un art moins artificiel et plus ouvert sur le monde.
Bastien-Lepage, Liu Xiaodong et les autres
Au milieu du XIXe siècle, les réalistes désignent un ensemble d’artistes qui, tels Courbet ou Millet, refusent autant les dernières raideurs du néoclassicisme que les affectations du romantisme. La révolution de 1848 légitime leur intérêt pour les sujets populaires. Dans les générations suivantes, le nombre d’artistes partageant cette sensibilité se multiplie, leurs manières s’affinent et leurs thèmes se diversifient. On parle encore de réalisme, mais ce mot tend à être supplanté par celui de naturalisme. L’homme qui incarne le mieux ce vaste mouvement est Jules Bastien-Lepage. Au tournant du siècle, un grand nombre d’écoles intègrent une part de réalisme dans leur recherche de vérité : Glasgow boys, école de Skagen, Ambulants, Ash Can School, etc. Au XXe siècle, une composante réaliste inspire des artistes comme Max Liebermann, Edward Hopper, Lucian Freud, Lotte Laserstein et, plus près de nous, Eric Fischl ou Liu Xiaodong.

L’amour des pieds sales
Remontons le fil du temps dans l’autre sens. À la fin du XVIe siècle, les fastes du maniérisme finissent par lasser. C’est un art tout en virtuosité qui n’est pas assez tourné vers le monde. Intervient alors la révolution caravagesque : compositions plus simples, personnages proches de la vie des gens. On peint des pieds sales et des mains calleuses. C’est une formidable irruption du réalisme.
Évidemment, le réalisme dont il s’agit ne propose nullement une reproduction du réel, mais une représentation au sens presque théâtral. Dans représentation, la syllabe importante est le « re ». Comme dans réflexion, récit et rumination, il est question d’un deuxième temps pour digérer le réel, pour en saisir ce qui compte vraiment.

À rebours des apophatismes
Que se passe-t-il aujourd’hui pour que l’on se remette à parler de réalisme ? Il se produit exactement la même chose que dans les périodes artistiques précédentes : après trop d’artificialisation, on a envie que les artistes s’intéressent un peu plus à notre bas monde et que leurs œuvres nous concernent vraiment. Le XXe a vu la peinture figurative s’affranchir d’abord de l’observation et de l’interprétation des formes réelles, puis abandonner la figuration elle-même avec l’art abstrait, enfin abandonner en grande partie la matérialité de l’art avec la prépondérance du conceptuel. En fait, cette tendance à l’éloignement du réel ressemble beaucoup à ce que, dans le domaine des religions, on appelle l’apophatisme. Le divin, pour certains adeptes, est tellement supérieur à la vie réelle que s’intéresser à elle, la représenter paraît bassesse et trahison. Cela aboutit à une culture désincarnée et intellectualisée qui évoque étrangement le visage ordinaire d’une bonne part de l’art contemporain. Et c’est justement ce dont beaucoup d’artistes ont – à bon escient, me semble-t-il – envie de sortir.
Une aspiration
Il n’en reste pas moins que le terme de réalisme est ambigu et difficile à utiliser. Il a un sens souvent négatif quand il est trop poussé, aboutissant à une reproduction besogneuse du réel, comme c’est parfois le cas avec l’hyperréalisme. Il a, au contraire, un sens très positif lorsqu’il s’agit de s’échapper d’un art en vase clos. En fin de compte, il est possible que le réalisme, comme beaucoup d’autres notions, prenne tout son intérêt quand il met en mouvement, sans toutefois aller jusqu’au bout de sa logique.