Extrait d’un échange de mail avec Jérôme Serri
Cher Jérôme Serri, j’ai précédemment évoqué le remodelage que Malraux a opéré sur l’histoire de l’art. Maintenant, je voudrais aborder la conception de l’art qu’il développe. Le point central est évidemment, à mon avis, la question du réalisme. Il rejette, en effet, à de nombreuses reprises l’idée de la représentation. Il ne la tolère que primitive ou en voie d’abstraction. Il fustige tout ce qui s’approche du réalisme. Il s’insurge contre le fait de confondre la valeur d’un tableau avec l’intérêt porté à son sujet. Il ironise sur ceux qui se polarisent sur la fiction suggérée par un peintre en oubliant la peinture elle-même. Pour Malraux, « la référence à la nature devient l’un des caractères comiques du non-artiste ».
La représentation comporte à mon avis deux aspects assez différents : d’une part, la prise en compte plus ou moins poussée des formes observables, d’autre part, l’évocation d’événements (ou de non-événements), bref, de la vie des humains. La forme et le fond, en quelque sorte.
L’art quand il explore les formes du monde
Commençons par la représentation des formes. Malraux pense qu’il s’agit plus ou moins de reproduction mimétique et que cela a peu d’intérêt, surtout après l’invention de la photo. Il cite Pascal qui remarque : « quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire pas l’original ».
C’est cependant mal connaître l’histoire de la peinture ou être de mauvaise foi. Ce qui, au contraire, me paraît surprenant est qu’au fil des siècles la reproduction méticuleuse du réel ait si peu de place. Certes, il y a des commandes de portraits où la ressemblance est souhaitable. De même, certaines vues de villes, notamment par des védutistes du xviiie, sont d’une précision telle qu’elles peuvent servir pour effectuer des reconstitutions après-guerre. Cependant, force est de constater que l’immense majorité des peintures anciennes apparaissent comme des œuvres d’art davantage que comme d’impersonnelles reproductions du réel. Il faut en prendre conscience. Pour moi, il y a là une source d’étonnement constant.
Dès la Renaissance, Giovanni Paolo Lomazzo (1538-1592), théoricien du maniérisme, affirme que ce qui compte le plus, c’est la manière de l’artiste, c’est-à-dire sa personnalité, sa facture, bref son art. Qui pourrait prétendre sérieusement que Greco a pour objectif de reproduire méticuleusement le réel ? Pourtant, tout au long du xxe siècle, de beaux esprits ne cessent d’expliquer qu’autrefois la peinture tenait lieu de photo avant la photo et que dorénavant cette pratique mimétique n’a plus lieu d’être. Par exemple Arthur Danto écrit : « C’est au début du xxe siècle, et d’abord en France, que les arts visuels ont connu une véritable révolution. [Les arts] s’étaient jusque-là consacrés à reproduire les apparences visuelles sur des supports variés. » C’est évidemment une ânerie totale. Rendons hommage au passage à Laurent Danchin qui pointait que Danto était comme un critique gastronomique qui n’aurait jamais poussé la porte d’un restaurant.
Approfondissons un peu l’exemple du Greco. Nous avons au niveau de notre cou un muscle pair nommé sterno-cléido-mastoïdien. Greco l’observe beaucoup, ce muscle. Il se fait son idée à son sujet. Dans la plupart de ses personnages, le sterno-cléido-mastoïdien prend un élancement, une tension, des courbures, qui lui donnent une vie, une expression, un caractère propre. Bref, en allant explorer cette forme, Greco la pense, il lui donne du sens. Notons que Malraux aime Greco, mais pour des raisons si vagues qu’il les croit spirituelles. Il ne peut pas comprendre que l’irréalisme apparent du Greco s’enracine dans une observation aiguë du réel.
Je prends un autre exemple, contemporain cette fois : la grande peinture d’Adrian Ghenie intitulée Bataille de tartes à la crème à la chancellerie du Reich. Les dignitaires avancent sur du parquet. Ce parquet occupe beaucoup de place dans la composition et fait l’objet d’un traitement à la fois réaliste et plein de ce lyrisme propre à la peinture qu’on pourrait appeler la picturalité. Quelques traits suffiraient sans doute pour montrer qu’il y a là du parquet, à supposer que cela ait un intérêt. Les nazis, qu’ils soient sur du parquet, du carrelage, du marbre ou n’importe quoi d’autre, restent des nazis. Pourquoi vouloir surcharger cette peinture en donnant tant de détails sur le parquet ?

Adrian Ghenie a l’air de s’y connaître énormément en parquets. On sent qu’il les a bien observés. C’est un thème qu’on retrouve chez lui de toile en toile. Sans doute dispose-t-il de toute une documentation et de nombre de dessins préparatoires. Là, il s’agit d’un très vieux bois vermoulu doté de veines puissantes. La masse brun foncé presque noirâtre a été raclée ici et là, comme dans le fameux tableau de Caillebotte. Le rabot a fait apparaître à certains endroits des tons acajou presque sanguinolents, alors qu’à d’autres le cœur du bois jaune tendre est mis à nu. En outre, la perspective formée par les lattes a quelque chose de sinistrement ferroviaire. On a une étonnante impression d’archaïsme vermoulu et de violence sourde. Bref, toute la force dramatique de cette peinture d’histoire contemporaine repose sur la pensée de formes aussi insignifiantes en apparence que de simples lames de parquet.
Pourquoi est-ce si important, en fin de compte, que les arts s’intéressent aux formes du réel ? D’abord, il faut avoir en tête que quelques traits, quelques coups de pinceau bien jetés suffisent pour suggérer un objet, brosser une caricature, former un pictogramme. Notre cerveau est si puissant à décoder les images qu’il se contente de bribes pour identifier de quoi il s’agit. Au-delà s’étend un surcroît de formes inutiles, voire encombrantes. Ce foisonnement reste le plus souvent inexploré, impensé. L’apport d’un véritable artiste figuratif réside justement, à mon avis, dans son entrée dans ce monde de formes superflues, dans le fait de les observer, d’en tirer quelque chose de personnel, une interprétation, une essence si on veut, une saveur en tout cas, et de les faire jouer dans sa peinture. Bref, l’art comme représentation permet une pensée poétique des formes du réel. Même la citation de Pascal (j’ai du mal à m’affranchir de mon admiration pour cet auteur) se retourne assez facilement. On peut la lire à contresens et en tirer l’idée suivante : « Quelle merveille que la peinture qui attire l’admiration pour des choses dont on n’admire pas l’original. »
L’art coupé du monde
J’en viens au deuxième aspect de la représentation, celle au sens théâtral, celle qui met en scène des fragments de l’existence humaine et de l’histoire, celle qui présente des sortes de récits non séquentiels qui nous émeuvent et stimulent notre réflexion (docere, movere, placere). Malraux voudrait qu’elle ne soit pas autorisée pour les artistes. Pourtant, que fait-il d’autre dans ses romans ? À longueur de livres, il essaye de nous faire partager et comprendre ce en quoi consiste la condition humaine. Il a d’ailleurs tout à fait raison de le faire. Pas seulement parce que la littérature s’y prête, mais aussi et surtout parce que c’est ce qui nous concerne le plus. C’est ce qui donne au roman, mais aussi au théâtre, au cinéma, à la philosophie, aux religions et, en fin de compte, à toutes les composantes de la culture – jusqu’aux clips de rap –, leur intérêt.
Malraux voudrait que l’art n’évoque pas la vie, ou en tout cas pas explicitement. Il souhaite que l’art n’ait pas de sujet ou si peu. Il préfère que l’art soit obscur, bizarroïde et maintenu dans un rôle prétendument mystérieux, en réalité subalterne. N’exprimant rien de précis, l’objet artistique reste ainsi opportunément indéterminé. Il peut alors, tel le vide-poche, recevoir, en fonction de qui passe par là, toutes sortes de projections, humeurs, sentiments, interprétations, commentaires, idées et même cultes, tous venus de l’extérieur. Selon cette conception, l’objet artistique est en attente, comme ces tables sur les aires d’autoroutes où il faut venir avec son « manger ». Soulages ne dit rien d’autre à propos de ses monochromes noirs (« outrenoirs ») quand il affirme « Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire. »
Le fétiche constitue pour Malraux un bon exemple d’œuvre d’art qui fonctionne. Pour les profanes, le fétiche est – il faut bien le dire – souvent d’apparence ingrate, biscornue et maladroite. Cependant, pour les initiés, on lui attribue des super-pouvoirs, il bénéficie de quelque chose de sacré. Malraux, on s’en aperçoit vite, aime beaucoup le sacré. Il utilise cette notion comme un renforçateur de sens pour tous ces objets dont on semble avoir perdu l’usage et la signification. À la longue, on a un peu l’impression que sa sauce au sacré, il en met partout. Cependant, est-ce bien crédible ? Qu’est-ce que le sacré pour un athée ou un quasi-athée qui aimerait croire, mais qui ne croit plus vraiment ? Qu’est-ce que le sacré quand on n’est pas sous son emprise, sous sa terreur parfois ? En réalité, c’est juste le spectacle du sacré, un sacré au second degré, un sacré touristique en somme. Malgré toute la conviction qu’il y met, le sacré selon Malraux se dégonfle assez vite. Tout cela finit en masques africains posés entre les plantes vertes dans des appartements de bobos.
Cette assignation de l’art à un rôle mineur évoque beaucoup les velléités de domination multiséculaire des lettrés sur les artistes. S’il est une chose, en effet, qui traverse l’histoire de part en part, c’est bien la propension des gens du verbe et de la raison à vouloir confiner les artistes à des fonctions subalternes. Les intellectuels veulent rester les gardiens du sens. Cette prétention est le ressort de l’iconoclasme byzantin et de l’aniconisme monothéiste, catholicisme mis à part. C’est la formule qui fait florès avec l’art contemporain, ses médiateurs, curateurs, commentateurs et hiérophantes de tout poil. Malraux relève à sa façon de cette longue tradition cérébrale et castratrice qui place les artistes sous tutelle.
L’argument d’autonomie
Quand il ne parle pas de sacré ou de fétiches, Malraux invoque l’autonomie de l’art. C’est l’idée que la peinture – s’il s’agit de peinture – ne renvoie qu’à elle-même, qu’elle ne doit évoquer ni le monde ni des choses ou des êtres réels ou imaginaires. Elle est juste un objet en plus des autres objets. Elle s’ajoute au monde, si je puis dire, en sourde muette. Malraux parle d’ailleurs, à de multiples reprises, d’art « rival » du monde.
Je donne un exemple. Quand Cézanne peint de prétendues Baigneuses, il n’y a évidemment aucune fesse, aucune poitrine dont on puisse se rincer l’œil. Cette peinture n’a, non plus, rien à dire des femmes qu’on peut rencontrer ici-bas ni de leur existence. Cézanne ne s’exprime pas sur la vie des humains. Il n’a rien à dire dans ce domaine. En regardant son œuvre, on a seulement affaire à des noix de couleurs écrasées, d’ailleurs – il faut le reconnaître – écrasées avec talent. En peignant, Cézanne parle juste de la façon dont il utilise ses couteaux à peindre.

Est-ce vraiment si passionnant ? Le résultat est, certes, une belle fantaisie géométrisée. Un exercice de style enlevé. On pourrait qualifier cette œuvre de positivement décorative, au risque de blesser quelques thuriféraires. Au temps des soviets, on aurait pu aussi utiliser le terme de formaliste. Malraux parle quant à lui d’autonomie de la peinture. C’est, au fond, la même chose.
Loin de moi l’idée de dénigrer l’art « d’étaler des noix de couleurs » et, plus généralement, de ne pas porter attention à ce qui relève de la picturalité. C’est une composante de la peinture évidemment nécessaire, c’est en elle que la peinture puise son lyrisme propre, mais ça ne veut pas dire pour autant que cette composante est suffisante à elle seule. La question qui se pose face à une toile comme Les Baigneuses de Cézanne est : peut-on vraiment se sentir concerné ? La question semble réglée un siècle et demi plus tard par le fait que cette toile est entrée dans le panthéon des grandes œuvres. En ce qui me concerne, je ne suis pas si sûr, cependant, qu’il faille prendre cette œuvre comme une référence à suivre. Se passionnerait-on pour un film dont le suspense consisterait à « explorer son médium » ? Lirait-on un roman se fixant seulement pour ambition d’aligner des mots et des phrases ? Pour moi, l’idée d’autonomie encourage un art délibérément coupé du monde. Cela ne correspond pas du tout à ma sensibilité. Le concept d’autonomie me paraît tout simplement synonyme de repli sur soi, de tautologie.
Manet se tire une balle dans le pied
Malraux illustre sa ferveur pour l’autonomie de l’art en commentant une peinture de Manet, L’exécution de Maximilien, prétendant malheureux au trône du Mexique. Comme tous les artistes, Manet connaît des hauts et des bas. Bien que n’étant pas un fan de ce peintre, je dois évidemment reconnaître qu’il a signé des peintures honorables. Ce qu’il y a d’intéressant dans L’exécution de Maximilien est que c’est une de ses œuvres les plus ratées. À ce titre, elle est un enjeu critique. Si on la sauve, on sauve ipso facto tout Manet. Les défenseurs du maître (ils sont très nombreux) soutiennent que l’artiste veut volontairement présenter cette exécution de la façon la plus plate possible, en en faisant un événement ordinaire, chose très moderne. Manet aurait souhaité, dit-on, prendre le contrepied de Goya, indépassable dans le tragique des exécutions. Cette argumentation reste faible, car il y a une différence évidente entre peindre avec génie un moment présenté comme ordinaire et peindre seulement de façon ordinaire. Difficile de ne pas croire que l’on se trouve dans le second cas de figure. D’ailleurs, tout laisse à penser que Manet, contrairement à ce qui a été dit, ne vise nullement la platitude. Il caresse au contraire le désir que le public ait un véritable choc en voyant son œuvre. C’est pour cela, par exemple, qu’il remplace les uniformes mexicains par des uniformes français, de façon à ce que la responsabilité de Napoléon III saute aux yeux, comme si c’était lui l’assassin du malheureux Maximilien. Cependant, rien ne marche. Les soldats visent nettement à côté des condamnés, pourtant très proches. Les ombres portées, noirâtres et irréalistes, s’égaillent dans tous les sens. La touche est pâteuse et appliquée par endroits, inconsistante, ou déliquescente à d’autres. On a beau chercher, aucun détail ne donne du plaisir aux yeux.

Malraux semble conscient de la difficulté et il défend cette œuvre plus intelligemment que les autres. Il sort son joker : la fameuse autonomie ! La scène représentée n’a aucune importance, nous dit en substance le grand écrivain. Si la peinture était une bonne représentation, on apprécierait à travers elle le spectacle concerné (comme avec la peinture de Jean-Paul Laurens), et on ne regarderait pas le tableau lui-même. Là, on voit une surface avec de la peinture et rien d’autre. C’est ça qui est moderne !
Deux dimensions sur trois de perdues
D’une façon générale, je pense, en simplifiant un peu, que la peinture – du moins dans ses modalités anciennes – conjugue trois dimensions : la picturalité, l’exploration des formes du réel, l’évocation de la vie des hommes. On pourrait dire la même chose de la sculpture et des autres techniques. En s’attaquant à la représentation, Malraux affaiblit ou supprime les deux derniers registres. On en arrive à un art qui a, tout bonnement, perdu deux de ses trois dimensions. Cette observation concerne l’art muséal, le même qu’on retrouve dans les manuels d’histoire de l’art. C’est à cause de cet aplatissement que les musées d’art moderne et contemporain ont moins de prise sur le public, qu’ils paraissent élitistes et que leur fréquentation reste clairsemée. Il en est tout autrement des figurations populaires comme la BD qui n’ont subi aucune prescription restrictive d’ordre intellectuel ou théorique. Dans une bonne BD, on apprécie toujours, sans y voir un plaisir condamnable, le style graphique de l’auteur. On aime observer avec lui toutes sortes de formes réelles ou imaginaires qui se présentent, on se passionne enfin pour vivre et comprendre quelque chose des vies humaines. Bref, dans une BD, bonne ou mauvaise, toutes les dimensions de l’image sont présentes. L’art savant du xxe siècle se caractérise au contraire très souvent, je le répète, par une perte de dimensions. Évidemment, Malraux et beaucoup d’autres avec lui, en disqualifiant la représentation, ont une lourde responsabilité dans cet aplatissement.
Vous le voyez, cher Jérôme Serri, la question de la représentation est essentielle à mes yeux. J’y reviendrai plus en détail en traitant thème du réalisme pour lequel vous m’avez envoyé plusieurs visuels qui se prêtent particulièrement bien à la réflexion.
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