Pierre Lamalattie

Miroir d’eau, la Seine et ses affluents, marbre, 1910, François-Raoul Larche (1860-1912)

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Pierre Lamalattie

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Raoul Larche à la benne : y a-t-il un conservateur au Grand Palais ?

la Réunion des Musées nationaux, suivant l’avis de l’agence d’architecture LAN, envisagerait de se défaire du sublime bassin de Raoul Larche, joyau de l’Art Nouveau.

Ceux qui aiment l’art nouveau et néobaroque, autrement dit l’art qui a principalement fait la splendeur de la France à la fin du XIXe et au tout début du XXe , savent qu’il n’en reste pas grand-chose à Paris. Il y a eu les fontes de bronzes consenties par le régime de Vichy pour fournir du métal à l’occupant. Il y a eu, aussi et surtout, l’effet du long dénigrement induit par la modernité, avec son lot d’absence d’entretien, de ruines et de destructions pures et simples. Mais il reste, au milieu de Paris, un îlot préservé pour l’essentiel, une sorte de glorieuse butte-témoin d’un âge géologique révolu : l’ensemble constitué par le Grand Palais, le Petit Palais et le pont Alexandre-III. Peut-être pas dans le même état de conservation pour longtemps, justement…

 Projet d’aménagement du square Jean Perrin présenté aux cadres de la RMN-GP le 11 juin (la fontaine de Raoul Larche a disparu)

En effet, le 11 juin dernier, la Réunion des musées nationaux (RMNGP) présentait devant cent cinquante de ses cadres un projet de modernisation du square Jean-Perrin, future entrée principale du Grand Palais, côté Champs-Élysées. La Tribune de l’art, site extrêmement sérieux et bien informé, donnait peu après l’alerte. Le magnifique bassin de Raoul Larche serait remplacé par un énorme « miroir d’eau » en forme de grosse quincaillerie. En outre, on observe dans le photomontage présenté aux participants que les deux très beaux groupes sculptés qui couronnent la façade ont disparu. Il s’agit de L’Aurore de Félix Soulès et de la Flore de François Sicard. Ces amputations majeures s’ajouteraient à d’autres, non moins importantes, qui sont intervenues au milieu du XXe siècle sur les porches Est et Ouest. Au total, le Grand Palais du XXIe siècle serait très appauvri par rapport au bâtiment d’origine. Que dirait-on si, à chaque ravalement, on se permettait de simplifier une cathédrale en la privant d’une partie de ses sculptures ? La RMNGP, contactée à ce sujet, reste évasive. Elle indique qu’elle ne s’exprimera pas avant novembre prochain sur ce « projet » non encore validé. Cela ne dissipe pas l’inquiétude, bien au contraire.

Que dirait-on si, à chaque ravalement, on se permettait de simplifier une cathédrale en la privant d’une partie de ses sculptures ?

 L’une des plus belles œuvres subsistant de la Belle Époque à Paris

Raoul Larche (1860-1912) est surtout connu du public pour ses objets décoratifs d’édition comme la fameuse lampe Loïe Fuller. Mais il est aussi l’un des plus brillants sculpteurs monumentaux de son temps. Le bassin qui orne l’entrée Nord du Grand Palais peut être considéré comme son œuvre principale, réalisée à la fin de sa vie. C’est une allégorie de la Seine et de ses affluents. On y voit une dizaine de femmes nues et d’enfants s’offrant dans la bonne humeur aux yeux des passants. Ils sont allongés sans chichis au bord de l’eau, entourés de végétation et d’animaux aquatiques. Évidemment, quand on est habitué à l’art contemporain, à son austérité, à son épaisseur intellectuelle parfois indigeste, on peut trouver cela trop simple, trop candide, trop Belle Époque, justement. Cependant, à y regarder de plus près, cet ensemble témoigne d’une étonnante subtilité dans la compréhension et le traitement des formes. C’est une œuvre particulièrement aboutie qui, avec d’autres de la même période, couronne et clôt un cycle de trois siècles de sculpture française.

Ceux qui fréquentent l’histoire de l’art font souvent l’expérience de ce que la représentation du nu féminin peut avoir de décevant. On sent que nombre d’artistes ont voulu y mettre une charge émotionnelle ou érotique considérable, mais, la plupart du temps, on arrive difficilement à la partager. Non seulement les canons anciens de la beauté sont éloignés des goûts contemporains, mais surtout beaucoup de nus exposés dans les musées restent peu crédibles et rarement sensuels, même chez de grands noms. Il leur manque presque toujours un je-ne-sais-quoi de vivant pour convaincre. C’est tout le contraire en ce qui concerne Raoul Larche (et, bien sûr, d’autres artistes de sa génération). Larche bénéficie, en réalité, d’une culture particulièrement mûre du corps humain. Ses sculptures sont animées de nuances très justes qui leur impriment des accents véridiques. En outre, il fait preuve d’une belle fluidité dans l’enchaînement des volumes, si bien que le regard glisse sur ses marbres avec une continuité magique qui n’est pas sans rappeler la façon dont une main aimante pourrait caresser un beau corps.

Bref, ce bassin est l’une des choses les plus admirables restant à Paris de la Belle Époque. On peut encore espérer que le projet échouera. Cependant, c’est déjà un véritable crève-cœur d’imaginer qu’on ait pu évoquer son élimination devant les cadres de la Réunion des musées nationaux, sans soulever un tollé.

Miroir d’eau, la Seine et ses affluents, marbre, 1910, François-Raoul Larche (1860-1912)

Article paru dans Causeur, Octobre 2018