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Pierre Lamalattie

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La flèche de Saint-Denis, exemple rare de restauration courageuse

Deux conceptions du patrimoine s’affrontent

La ville de Saint-Denis (93) est le théâtre d’un événement exceptionnel : la reconstruction d’une flèche de cathédrale*. Le projet est poussé depuis des décennies par la municipalité, longtemps communiste, et semble susciter dans cette ville multiculturelle une belle adhésion. Malheureusement, de nombreux scientifiques et universitaires s’opposent à cette initiative. En fait, cette restauration heurte la doctrine patrimoniale de notre époque, devenue principalement défensive. Enquête.

Rendu dessiné du projet de remontage de la flèche en pierre et de la restauration de la basilique royale de Saint-Denis par Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques, en charge de l’édifice. BASILIQUE DE SAINT-DENIS / 2BDM

Au début du xiie siècle, dans les années 1130-1140, la riche abbaye de Saint-Denis bénéficie de la présence à sa tête d’un homme particulièrement entreprenant, l’abbé Suger, également conseiller du roi. Il met en chantier une église grandiose. Cette architecture nouvelle va faire école : cela s’appellera l’art gothique et il y aura une floraison de cathédrales en France, puis en Europe.

Un modèle et une doctrine

Suger contribue aussi à affirmer une nouvelle conception du catholicisme favorable à l’art et à l’architecture. Ce tournant ne passe pas inaperçu dans l’Église et une controverse s’engage aussitôt avec Bernard de Clairvaux. Ce dernier est surtout connu pour avoir prêché la deuxième croisade et plaidé sur le tard en faveur des communautés juives rhénanes, après avoir lui-même connu des débuts fort antisémites. Le point important pour ce qui nous occupe est qu’il pense que la foi chrétienne est synonyme de pauvreté et de mortifications, et absolument contraire au faste et aux décors. De nos jours, on le qualifierait sans doute d’intégriste. Suger et Bernard de Clairvaux échangent leurs arguments. Suger maintient ses conceptions et en fait même graver un résumé sur les murs de son église. Son idée tient en deux volets : primo, l’art vaut non par ses matériaux, aussi précieux soient-ils, mais par le travail humain qui le guide et le façonne (« N’admire ni l’or ni la dépense, mais le travail de l’œuvre ») ; secundo, l’art produit un effet, un sentiment qui élève l’âme, donc la rapproche de Dieu. (« L’esprit engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles. ») En fin de compte, Suger installe au milieu de l’Europe à la fois un modèle architectural et une doctrine propice à l’art.

Intempéries

La construction s’achève à la fin du xiie siècle. À cette date, l’abbatiale* s’enorgueillit, outre sa façade avec porches et rosace, d’un clocher (à droite) et, pour finir, d’une flèche très aiguë, haute de 85 m (à gauche). La basilique* sert aussi de nécropole royale où les Capétiens cohabitent avec des Mérovingiens et des Carolingiens dans une idée de continuité dynastique. La Révolution s’applique à ravager les tombes royales et à en récupérer les métaux. Cependant, le bâtiment arrive à peu près en l’état au début du xixe siècle. Malheureusement, en 1834 la foudre frappe la flèche. Elle est si abîmée que l’architecte François Debray doit la démonter pierre par pierre et la remonter à l’identique. Toutefois, il ne touche pas aux maçonneries situées en dessous, plus fragiles qu’il ne le croit. Nouveau coup dur en 1846 : une trombe exceptionnelle balaye Saint-Denis. Elle ébranle et fissure gravement la flèche. On s’aperçoit à cette occasion que les étages inférieurs, c’est-à-dire la tour (base carrée de la flèche) et le massif (façade) présentent de graves défauts. Les joints datant du Moyen Âge sont défectueux. Leur consistance est sableuse. Ils ne lient pas les pierres. Il s’agit probablement d’un problème de cristallisation d’origine. En outre, un incendie ancien a brûlé les tirants en bois qui jouent un rôle un peu comparable à celui des fers dans notre béton armé. La flèche lézardée repose donc sur un mur en pierres non jointées et menace de s’écrouler.

On appelle alors le jeune Viollet-le-Duc. En 1847, il dépose en urgence la flèche et la tour sous-jacente. Il ne reste alors qu’une sorte de trognon. L’aspect général de la basilique est dramatiquement appauvri, mais c’est provisoire, croit-on. Viollet-le-Duc hésite sur la conduite à tenir, il est encore débutant, mais finalement, il abandonne ce projet et part vers d’autres chantiers. On jure aux habitants qu’on va bientôt s’occuper de leur flèche. Ils vont patienter un siècle et demi.

Félix Benoist, La Basilique de Saint-Denis en 1844-1845

Le Parti communiste adore la flèche

Cependant, la flèche reste présente dans les esprits, à la façon de ces membres amputés qui continuent de se faire sentir. Le témoignage le plus curieux est que les cartes postales éditées pour les visiteurs s’obstinent à montrer sur une moitié l’état provisoire de la basilique et sur l’autre l’état complet. Les demandes de reconstruction s’intensifient avec la municipalité communiste conduite par Marcelin Berthelot (1927-1997) à ne pas confondre avec le chimiste du même nom. Cette équipe est très sensible aux questions d’urbanisme et d’architecture, même si certaines de ses réalisations semblent aujourd’hui un peu datées. Cependant, Marcelin Berthelot n’en démord pas : il veut sa flèche. À présent, la reconstruction enfin décidée paraît le fruit d’une impressionnante et émouvante ténacité. Pour les élus locaux actuels et pour une bonne part de la population, c’est aussi une façon fédératrice de démentir l’image d’une banlieue sans qualité.

« La basilique n’a pas besoin de flèche »

Une tribune s’opposant à la restauration est rendue publique en septembre et octobre 2021 dans divers médias tels que Le Monde, Le Point et La Tribune de l’art. Aux yeux des 130 signataires, la plupart universitaires et scientifiques, « la basilique n’a pas besoin de flèche ». Dans ce projet, ils voient du « vandalisme », un « faux », « une dénaturation », etc.

Examinons leurs arguments techniques. Ils sont de trois ordres. D’abord il est prévu d’injecter des liants pour renforcer les joints d’origine qui sont défectueux. Cela n’aura pas d’impact visuel, mais consolidera le soubassement de la flèche sans avoir besoin de le déposer. Ensuite, des interrogations concernent les pierres qui seront utilisées. S’agira-t-il vraiment des pierres taillées au xiie siècle par des artisans du Moyen Âge, ou de pierres du xixe, voire du xxie ? Enfin, il pourrait y avoir, au voisinage des fondations, des espaces archéologiques nécessitant des précautions particulières.

Ces préoccupations, aussi légitimes soient-elles, paraissent cependant relever de l’ordinaire des chantiers du patrimoine : les fouilles éventuelles sont encadrées ; on peut tailler des pierres de remplacement ; même chose avec le jointage et les renforts si besoin. En réalité, ce qui oppose partisans et détracteurs de la flèche est plus profond, ce sont probablement les finalités mêmes de l’opération. On a affaire à deux cultures du patrimoine qui se comprennent mal, l’une que j’appellerais la restauration négative et l’autre, symétriquement, la positive.

Restauration négative et restauration positive

L’attitude la plus courante à l’heure actuelle en matière de restauration peut être qualifiée de négative, non pas pour y ajouter une nuance péjorative, mais pour dire que son souci premier est d’empêcher tout ce qui pourrait abîmer ou travestir nos héritages patrimoniaux. C’est un indispensable garde-fou. Il suffit de se souvenir des projets délirants qui ont fleuri après l’incendie de Notre-Dame pour saisir toute l’utilité de cette exigence.

L’excès des meilleures choses présente cependant parfois des inconvénients. La restauration négative est souvent guidée par des considérations principalement scientifiques et historiques. Le sens artistique qui est au cœur même de la création y fait souvent figure de parent pauvre. On y parle beaucoup d’authenticité, mais c’est une authenticité physico-chimique qui fait peu de place à la fidélité envers ce qui a inspiré les auteurs. La réalité de l’art est dans la force de ses apparences, non dans la fétichisation de ses moyens. Il y a quelque chose d’inapproprié à essentialiser les matériaux. Posons-nous donc cette question : si Suger et ses successeurs revenaient parmi nous, ne seraient-ils pas évidemment pro-flèche ?

Les signataires de la tribune parlent en fin de compte de la basilique* de Saint-Denis non comme d’un bâtiment inspirant, mais plutôt comme d’un site archéologique où il y a encore beaucoup à étudier. Dans cette perspective, une flèche plantée là, au xxie siècle, par l’entreprise Bouygues n’a pas plus d’intérêt à leurs yeux qu’un supermarché construit sur une zone de fouilles paléolithiques.

La seconde tradition patrimoniale est celle de la restauration positive qui consiste à faire revivre un monument en recréant ce qui est détruit, voire n’a jamais existé. L’inspiration artistique y prend toute sa place, parfois au détriment des considérations scientifiques. Cette sensibilité connaît  son heure de gloire au xixe siècle, notamment avec Viollet-le-Duc. De nombreux bâtiments comme Notre-Dame de Paris, le mont Saint-Michel, les hospices de Beaune, les remparts de Carcassonne, etc., sont en bonne partie des créations du xixe siècle. La cathédrale de Cologne, particulièrement saisissante, est aussi principalement du xixe. Sans cet effort gigantesque, notre patrimoine monumental serait peut-être plus authentique aux yeux de quelques puristes, mais il serait aussi beaucoup plus terne. Cependant, les libertés acceptées à cette époque peuvent aussi présenter des risques non négligeables. C’est pourquoi la restauration est désormais encadrée par des règles strictes, la Charte de Venise étant la principale.

Modèle à suivre ?

La flèche de Saint-Denis est un des rares exemples contemporains où une reconstruction vise à rétablir un édifice dans sa beauté perdue. Jusqu’à présent, on a plutôt en tête soit des projets avortés (Chambord) soit, pire, des retours puristes à un état primitif (dérestauration de Saint-Sernin à Toulouse). Par ailleurs, à Saint-Denis, le dessin d’origine paraît sérieusement respecté et les controverses techniques ne paraissent pas insurmontables. En réalité, quoiqu’en disent les détracteurs, le projet concilie plutôt bien les composantes positives et négatives de la restauration. Aussi faut-il probablement se réjouir de ce chantier rare et courageux

Les signataires de la tribune soulignent que l’une de leurs motivations principales est qu’ils ne voudraient pas que cette affaire donne des idées à d’autres élus locaux. Eh bien si, justement ! Souhaitons que la flèche non seulement soit reconstruite, mais aussi qu’elle fasse des émules ! Souhaitons qu’une vision moins négative de la restauration permette à d’autres bâtiments de revivre !

* D’abord abbatiale (église d’une abbaye) et basilique (église remarquable ou royale), l’église Saint-Denis est cathédrale (siège d’un évêque) depuis 1966. Cependant, dès le départ, elle a la grandeur et le prestige de ce que l’on appelle couramment une cathédrale.

Article paru dans Causeur, Déc 2021