Sa vie est le parcours inouï d’un artiste qui débute comme modeste producteur d’icônes en Crète, devient un peintre honorable de la Renaissance en Italie et livre des œuvres réellement prodigieuses dans l’Espagne du siècle d’or. La Réunion des musées nationaux propose une exceptionnelle rétrospective de cet artiste majeur au Grand Palais. Il s’agit indiscutablement de l’une des expositions les plus époustouflantes de l’année.

L’entrée à l’exposition « Greco » se fait par la discrète porte H du Grand Palais. On pourrait s’étonner de cet accès latéral qui semble augurer d’une manifestation secondaire. En faisant la queue devant cet accès étroit, on peut toutefois remarquer un vieil interphone portant la mention « Salon d’automne ». Ce salon, comme la plupart des associations d’artistes, est méprisé en haut lieu. Cependant, il est émouvant de lire cette discrète étiquette. C’est, en effet, au Salon d’automne, en 1908, que décolle véritablement la redécouverte du Greco. À la fin du XIXe siècle, cet artiste reste mal connu. Il est perçu comme étant bizarre. On peut collectionner ses œuvres à petit prix. Ce sont surtout des peintres qui ont l’œil et qui achètent. Parmi eux, Millet, Sargent, Degas, Zuloaga, etc. Plusieurs de ces artistes établis à Paris décident finalement de présenter une salle Greco au Salon d’automne, en rassemblant leurs acquisitions. C’est là que l’on comprend véritablement que le Greco est l’un des plus éblouissants artistes de l’Histoire.
De l’incompréhension à la récupération
Il faut dire que le Greco n’a pas de chance avec la postérité. Il meurt ruiné en 1614, à Tolède, et son œuvre tombe dans un profond oubli. Lors de l’occupation napoléonienne, une campagne de sécularisation est menée et de nombreux couvents sont fermés et vidés. Le retable comportant ses sept dernières peintures majeures est démonté. Les toiles sont remisées dans une cave à charbon. Tout au long du XIXe siècle, des visiteurs commencent à voyager en Espagne où quelques Greco restent visibles. Le cas de Manet est représentatif. Ce peintre, encore souvent présenté comme « révolutionnaire », a, en réalité, des goûts très classiques et préfère Velásquez. En ce qui concerne le Greco, il n’accroche pas. Comme Manet, beaucoup de gens n’accrochent pas. Le Greco sort trop de l’ordinaire.
Quand on commence à s’intéresser vraiment au Greco, au début du XXe, c’est en le considérant comme un précurseur. Les uns voient dans son œuvre une anticipation de l’impressionnisme par sa touche (?), d’autres de l’expressionnisme par son exaltation. On souligne sans surprise sa « modernité ». Toutes ces appréciations sont évidemment parfaitement anachroniques. Nombre de modernes méconnaissent l’art d’autrefois et partagent le préjugé selon lequel le but principal des artistes anciens était de représenter fidèlement la réalité avant l’avènement de la photo. À chaque redécouverte, c’est la même surprise de voir qu’il n’en est rien et, bien sûr, c’est tout particulièrement le cas avec le Greco.

Museum of Art, New York © RMN-Grand Palais/ Image of the MMA
La manière d’abord
Le Greco est, au contraire, profondément un homme de son temps. Il appartient à la veine du maniérisme. Ce terme souvent mal compris n’a rien à voir avec l’adjectif péjoratif « maniéré ». Le maniérisme, c’est l’idée que la manière – autrement dit, le style, la singularité, la picturalité – doit primer sur toute autre chose, en particulier sur le souci de la ressemblance ou de la vraisemblance. Giovanni Paolo Lomazzo (1538-1592), théoricien de ce courant, écrit que l’art doit être ce qui permet de passer du « dessin intérieur au dessin extérieur ». Le Greco porte cette ambition à un sommet inégalé.
Ses toiles sont signées : Δομήνικος Θεοτοκόπουλος (Domínikos Theotokópoulos). En effet, il naît en Crète en 1541 et y exerce comme modeste producteur d’icônes. À l’âge de 26 ans, il abandonne tout : femme, atelier et icônes, pour monter à Venise, capitale de cet empire maritime auquel appartient son île. En trois années, il devient un peintre vénitien de bon niveau, dans le sillage de Titien et Tintoret. Il commence à imaginer des compositions pleines de tumulte et d’audaces. Il fait surtout sien l’art des glacis et des empâtements qui donnent à la peinture à l’huile ses lettres de noblesse. Avec le temps, le Greco accentuera encore cette matérialité. Les reproductions en rendant évidemment assez mal compte, il faut absolument profiter de l’exposition pour regarder de près ses textures et ses transparences, toujours extrêmement jouissives.
Après Venise, il part pour sept ans à Rome. Michel-Ange est mort, mais le Greco retient de son œuvre omniprésente une culture approfondie du corps qui nourrit une capacité à imaginer des nus entièrement fictionnels. C’est ce qu’il fera dans un style très différent. Cependant, à Rome, il explique que Michel-Ange, si bon sculpteur et dessinateur fût-il, « ne savait pas peindre ». Il propose même de repeindre la chapelle Sixtine, en mieux et sans obscénités. Tant d’arrogance déplaît. Il ne s’intègre pas à Rome. Finalement, au contact d’Espagnols, il a l’idée de partir tenter sa chance en Espagne. C’est un pays riche où tout est en chantier.
Finalement seul avec lui-même
Il arrive en Espagne à l’âge de 35 ans. La première commande du roi Philippe II est un Martyre de saint Maurice destiné à l’Escurial. Malheureusement, la très grande taille de cette toile déstabilise probablement l’artiste, qui livre une composition bizarre et confuse. C’est un bide qui l’éloigne définitivement du monarque. Il se produit alors un profond retournement psychologique chez le Greco. Il devient fier et ombrageux. Il renonce à plaire. Il décide de peindre pour lui-même, à sa façon ! Il est déterminé à pousser son art jusqu’au bout dans une voie inexplorée. Il donne toute sa place à l’expression de son exaltation. C’est dans cette période qu’il pro[1]duit ses chefs-d’œuvre les plus singuliers. L’un d’eux, L’Ouverture du cinquième sceau de l’Apocalypse, sert de point d’orgue à l’exposition. J’avoue qu’en ce qui me concerne, j’aurais du mal à citer une autre œuvre aussi prodigieuse dans toute l’histoire de l’art.

/ RMN – Grand Palais / Raffaello Bencini
Article paru dans Artension , Janvier 2020