Graham Keen, Alberto Giacometti et Francis Bacon à la Tate Gallery, Londres, 1965

Giacometti et Bacon, essais de figurations en période d’abstraction

Que peut-il y avoir de commun entre Alberto Giacometti et Francis Bacon en dehors du fait d’avoir vécu à la même époque et d’avoir été collectionnés et promus par un même mécène, Ernst Beyeler ? C’est la question qui se pose en entrant dans la grande exposition qui leur est consacrée par la fondation Beyeler, à Bâle (Suisse).

Des photos géantes accueillent les visiteurs. Les deux artistes ont des « gueules » et on sent que leurs caractères s’opposent. Au jeu du portrait chinois, A. Giacometti (1901-1966) ferait figure de vieux chameau triste. F. Bacon (1909-1992) tiendrait plutôt de la canaille prête à mordre. Leurs vies diffèrent également. A. Giacometti est issu d’une famille d’artistes modestes du sud de la Suisse. Il crée des œuvres d’art aussi naturellement qu’il aurait gratté la terre s’il avait grandi en milieu agricole. Cependant, il vit pauvre comme un ermite. F. Bacon, né dans une famille britannique aisée, est rejeté par les siens, notamment en raison de son homosexualité. On lui attribue toutefois une rente qui lui permet de vivre et de peindre à Londres sans se soucier du succès commercial. Même les ateliers-cagibis des deux protagonistes s’opposent : bien rangé dans le cas d’A. Giacometti, incroyablement chaotique pour F. Bacon.

Passons aux œuvres proprement dites. En ce qui concerne A. Giacometti, on croit parfois que ses personnages amaigris incarnent le malheur inhérent à la Shoah. C’est un malentendu. Ses choix artistiques résultent de raisons intérieures. Poussé par un étrange minimalisme, il modèle des silhouettes réduites à leur simple présence. À un moment donné, il confectionne même des figurines de la taille de coton-tige, si bien qu’il peut transporter son œuvre récente dans une boîte d’allumettes. A. Giacometti ne s’intéresse probablement pas à ce que ressentent les humains, mais simplement au fait qu’ils existent. F. Bacon, au contraire, exprime de toutes ses forces la vie et la souffrance. Sa peinture hurle. Ses papes et évêques manifestent l’horreur de l’enfermement. Ses corps tordus, ses scènes de copulation montrent une humanité faite de viandes douloureuses.

A. Giacometti et F. Bacon ont cependant en commun un point décisif, celui du choix de la figuration dans une période dominée par l’Art abstrait. Certes, en fuyant l’imitation mimétique du réel, ils vont en direction de l’Abstraction, mais ils entendent quand même continuer à s’exprimer sur l’expérience humaine. C’est sans doute cela qui les lie. Les conditions empiriques dans lesquelles F. Bacon et A. Giacometti inventent leurs voies présentent aussi des analogies. Ils connaissent, semble-t-il, peu d’artistes contemporains et s’encombrent moins encore de références historiques. A. Giacometti fréquente l’œuvre de F. Hodler et de G. Segantini. F. Bacon apprécie P. Picasso, L. Freud et quelques peintres anciens très célèbres comme Rembrandt et Velasquez. On pourrait presque avoir l’impression de cultures artistiques restreintes. L’un des commissaires de l’exposition, jadis proche de F. Bacon, confirme d’ailleurs cette hypothèse. Loin d’être une faiblesse, cette situation a peut-être décomplexé ces artistes et leur a donné la liberté d’esprit nécessaire pour s’engager dans des voies nouvelles.

Graham Keen, Alberto Giacometti et Francis Bacon à la Tate Gallery, Londres, 1965

Article paru dans Artension, Mai-Juin 2018