Est-ce vraiment une bonne idée ?
La fondation Giacometti a créé la surprise le 14 novembre dernier en annonçant son installation en format XXL sur l’esplanade des Invalides. Cette « institution d’un genre nouveau » suscite l’enthousiasme des uns et la perplexité des autres. On peut se demander si ce projet, hébergé dans un espace public prestigieux, ne risque pas de déboucher sur un modèle plus commercial que muséal.


La vie d’Alberto Giacometti (1901-1966) est étroitement liée au quartier Montparnasse. Dans ce secteur jadis peu onéreux s’établissent, dès le XIXe siècle, nombre d’artistes, toutes tendances confondues et venant de toute l’Europe. Avec eux se développe une vie de bohème. On se souvient plus particulièrement de l’Après-Guerre et de l’École de Paris. Giacometti en est une figure familière et emblématique.
La fondation Giacometti, institution privée, dispose d’un lieu d’exposition dans ce quartier (5, rue Victor-Schœlcher). Non loin de là était envisagée une extension. Son abandon au profit de la création d’un grand musée, esplanade des Invalides, change la taille et la nature du projet.

Giacometti serait beaucoup mieux à Montparnasse
Le quartier Montparnasse est gravement dénaturé dans les années 1970 par la création de la tour (voulue par Malraux) avec sa dalle, son centre commercial et la nouvelle gare. Il se trouve que cet ensemble va être rénové et reconfiguré. Il y aurait du sens à profiter de ces transformations pour implanter à cet endroit un musée dédié à Giacometti et à l’École de Paris. En effet, l’intérêt d’un musée monographique est non seulement de voir des œuvres, mais aussi s’imprégner d’une ambiance de création et de mettre en valeur un quartier.
Le bâtiment concédé esplanade des Invalides est celui occupé par Air France. Il correspond à une gare aménagée lors de l’exposition universelle de 1900. Les installations ferroviaires sont en sous-sol tandis qu’un élégant édifice en forme d’orangerie débouche sur la place. Cette construction, ainsi que le pont Alexandre III, le Grand et le Petit Palais sont hautement néobaroques. Ce style et cet environnement sont largement étrangers, voire antagonistes, à l’art de Giacometti.
Giacometti est inséparable d’une certaine idée de la simplicité, voire de la pauvreté. Certes, dans la dernière partie de son existence, il devient riche, mais il ne change pas pour autant son mode de vie. On expose encore la reconstitution de son petit atelier et la paillasse sur laquelle il dormait. Ses œuvres donnent une impression de maigreur et de minimalisme. Pendant plusieurs années, ses créations sont même de la taille de cotons-tiges et tiennent dans une boîte d’allumettes. C’est dire que présenter son travail dans un contexte luxueusement néobaroque est presque une faute de goût. En réalité, cela obéit tout simplement à une idée commerciale, celle de se rapprocher des touristes au centre de Paris.
À cela s’ajoute une inquiétude patrimoniale. En effet, on ne connaît pas le projet architectural de la future fondation. Il sera dévoilé courant 2023. Certaines indiscrétions évoquent cependant une surélévation de la verrière et l’érection d’édicules supplémentaires. Ceci serait problématique, s’agissant d’une des plus belles places de Paris.
Le risque d’un musée blockbuster à dominante commerciale
Les futurs locaux semblent très surdimensionnés pour présenter le seul fonds Giacometti. On s’oriente donc non vers un petit musée monographique, mais vers une institution importante ayant pour argument une grande célébrité. C’est le modèle des musées et expositions blockbuster,formule qui fait flores avec les inévitables rétrospectives impressionnistes, Picasso, et autres. Le public a tendance à se concentrer sur les « grands génies » bien identifiés et Giacometti est l’un d’entre eux. Surfer sur cette propension est compréhensible sur un plan commercial, mais est-ce souhaitable d’un point de vue culturel ? Rappelons que certains musées courageux, comme le Petit Palais, ont une magnifique plus-value culturelle, en nous faisant découvrir des artistes méconnus des XIXe et XXe siècles.
Le site concédé est un emplacement en or. Cependant, maintenir l’attractivité d’un grand musée Giacometti est une gageure. Certes, il y a la possibilité de faire tourner les œuvres. Toutefois, même si on ne peut exclure de belles découvertes, bien souvent rien ne ressemble plus à un Giacometti qu’un autre Giacometti.
Une première voie envisagée est de déborder largement de Giacometti. La fondation deviendrait alors un troisième grand opérateur privé sur la place de Paris, s’ajoutant à la fondation Vuitton et à la Bourse de Commerce. Le musée serait ouvert aux « modernités plurielles » selon l’expression de sa dirigeante, Catherine Grenier*, et à beaucoup d’autres choses.
Il y aurait des expositions thématiques du genre « Giacometti et… » ou « ceci à l’époque de Giacometti ». La fondation annonce même son intention d’agir dans le domaine de l’art contemporain et de s’ouvrir aux débats sociaux et politiques dans l’air du temps.
La diversification du futur musée concerne aussi le développement d’activités annexes telles que restaurants, bar, vente de tirages de Giacometti, produits dérivés, etc. Le plus original est l’ouverture d’ateliers de création tous niveaux et tous âges, d’où le nom séduisant de « musée-école ».
En résumé, en multipliant ses activités tous azimuts, la fondation Giacometti risque de s’éloigner de ce l’on appelle un musée et de devenir une grosse entreprise culturelle commerciale polyvalente. L’ICOM (Conseil international des musées) définit un musée comme « une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement […] à des fins d’études, d’éducation et de délectation ». Il n’est probablement pas sans danger de s’éloigner de cette définition, comme de plus en plus de musées sont tentés de le faire.
* Pour approfondir : La fin des musées, Catherine Grenier, éditions du Regard, Paris, 2013

