Dog Sculpture, 2019. 62 × 58 × 30 cm. Polyester, coating Crédit photo : Studio Hans Op de Beeck

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Pierre Lamalattie

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Op De Beeck

La vie en gris

Le musée de Flandre (Cassel, département du Nord) propose jusqu’au 3 septembre une intéressante présentation de l’artiste Hans Op de Beeck. Cette exposition très raffinée est l’occasion de découvrir une grande figure de la figuration actuelle. Son univers étrange et morose est une méditation non dénuée de mélancolie sur les choses et les êtres qui composent notre monde.

Vanitas XL, Sculpture, 2021. 250 × 250 × 290 cm, Polyester, polyurethane, metal, polyamide, 2021
Photo credits: Stella Ojala, Jetro Stavén and Mika Huisman

Ce qui frappe chez Hans Op De Beeck, artiste belge né en 1969, ce sont surtout ses sculptures grises parfaitement réalistes. Cependant, contrairement aux hyperréalistes, on ne trouve pas chez lui de recherche de virtuosité dans le mimétisme, mais juste un sobre souci de fidélité. L’artiste a largement recours aux outils récents de numération et d’impression 3D, complétés par des opérations manuelles où s’exprime sa patte. En dépit de leur apparente modernité, ces techniques ne sont nullement étrangères à la tradition de la sculpture qui s’est toujours beaucoup appuyée sur le moulage. Ainsi l’atelier de Rodin, conservé à Meudon, permet-il de découvrir une véritable bibliothèque de fragments de corps moulés.

Une atmosphère à la Pompéi

Chez Op De Beeck, on a un peu l’impression de redécouvrir notre monde après une catastrophe du genre de celle de Pompéi. L’artiste ne retient du réel que des formes, en les dépouillant de tout ce qui les anime. Ces formes monochromes sont comme des idées ou des essences dont on mesure à quel point elles ont part au réel et, en même temps, combien elles sont irréelles et dénuées de vie.

Op De Beeck, ne se contente pas de faire des pièces isolées. Souvent, il crée des environnements complets dans lesquels on peut entrer et observer en immersion. Ces installations importantes mobilisent une équipe de cinq ou six assistants. Son atelier est une PME.

L’exposition de Cassel est enrichie de dessins finement réalisés et de photographies où prévaut une sorte de torpeur. On sent que l’artiste est attirée par la contemplation, le silence. Chez lui, il n’y a pas de de messages, mais plutôt une atmosphère d’interrogation vague et inaboutie sur les choses et sur l’existence.

Le gris convient à sa tristesse

Ce qui diffère radicalement de la réalité chez Op De Beeck est que, dans son œuvre, tout est gris, d’un beau gris cendre uniforme et non dénué de tristesse. On peut se demander à quoi correspond cet étrange choix. Ce n’est pas dû à des particularités personnelles, comme pour le grand illustrateur Arthur Burdett Frost, cantonné à des camaïeux de gris et beige à cause de son daltonisme. Chez Op De Beeck, le gris est un choix murement réfléchi.

Nous sommes coutumiers des statues presque blanches alors que les grises sont rares. Le gris évoque le deuil, la cendre. Dans la nature, le gris est souvent la teinte de ce qui est délavé. Par exemple, les sols lessivés de la forêt boréale, les fameux podzols sont gris (podzol vient du mot cendre en russe).

 Le blanc est aussi le signe du deuil et de l’absence dans nombre de cultures. C’est cette impression, liée au manque de couleurs, que devrait nous inspirer les statues en pierre claire, ceci d’autant plus que beaucoup d’entre elles sont, au départ, polychromes. Qu’il s’agisse des sculptures antiques ou médiévales, elles sont initialement peintes avec des couleurs qui leur donnent vie. Les statues que nous admirons aujourd’hui dans les musées sont comme ces assiettes qui sont passées trop souvent au lave-vaisselle et qui ont perdu leur décor. C’est cette perte regrettable qui nous pousse paradoxalement à les prendre au sérieux, à les trouver classiques et dignes de la haute culture. Regarderait-on avec la même déférence la Vénus de Milo si elle avait des fesses roses et une chevelure blondasse ?

Toujours est-il que, pour nos contemporains la blancheur des statues est devenue le standard ordinaire de la statuaire et ne suscite aucune émotion particulière. En se situant dans le registre des gris, Op De Beeck rend plus sensible la dévitalisation inhérente à la sculpture.

The Horseman, Sculpture, 2020. 215 × 92 × 243 cm. Polyester,acier, polyamide, laiton
Crédit photo : Studio Hans Op de Beeck 

Contemporain des anciens et de la BD

Le musée de Flandre a proposé à l’artiste de dialoguer avec les collections, c’est-à-dire de reprendre à sa façon certains des thèmes abordés par les artistes anciens. En Flamand, Op De Beeck a d’abord regardé les maîtres flamands. Ces derniers lui ont donné envie de montrer des objets (natures mortes) et des petits moments de vie ordinaire (scènes de genre). Il répond aussi à une grande peinture d’histoire de Francis Tattegrain (1852-1915), intitulée Les Cassellois dans le marais de Saint-Omer se rendant à la merci du duc Philippe le Bon le 4 janvier 1430. Cette immense toile, toute en teintes assourdies et terreuses, a une belle monumentalité. Op De Beeck lui oppose un homme à cheval, grandeur nature. « Le Cavalier » évoque le voyageur solitaire de tous les temps, le chevalier errant, le Wanderer. Ce personnage étrange est accompagné de son animal de compagnie, un petit singe, et lesté d’un fourbi d’objets utilitaires plus ou moins nécessaires au voyage.

On peut se demander ce qui a amené Op De Beeck à développer cet univers artistique si singulier. Le point important est que son parcours reste longtemps à l’écart — j’allais dire à l’abri — de l’art contemporain. Étant enfant, le jeune Hans est confronté à des difficultés dans sa vie familiale et il se réfugie dans le dessin et dans la lecture de BD. Comme beaucoup d’artistes figuratifs actuels, la BD est la potion magique dans laquelle il tombe dans son jeune âge. Tous ces récits en images constituent pour lui l’équivalent visuel d’une langue maternelle. Il n’a aucun contact, ou presque, avec l’art contemporain avant ses 23 ans, et à cet âge il est suffisamment avancé dans sa pratique pour résister aux modes et aux concepts dans l’air du temps. L’isolement est parfois une chance.

À voir absolument : Op De Beeck, Silence et résonance, un dialogue entre art ancien et art contemporain, musée de Flandre, Cassel, jusqu’au 3 septembre 2023

Article publié dans Causeur – Avril 2023