Aude de Kerros aggrave son cas
Chaque année, le rayon des ouvrages critiques à l’encontre de l’art contemporain s’accroît de quelques essais supplémentaires. Parmi les auteurs, on trouve peu d’universitaires, mais plutôt des observateurs indépendants faisant leurs recherches avec leurs propres moyens. De là des méthodes et des affirmations parfois perfectibles, mais aussi ce ton libre qui s’attache à une prise de parole autonome. Géopolitique de l’art contemporain, d’Aude de Kerros, s’inscrit dans cet ensemble contestataire. C’est un ouvrage particulièrement documenté et fourmillant d’anecdotes. Il propose une vision personnelle du monde de l’art depuis 1945. Impressions de lecture…

Dans les premières décennies de l’Après-guerre, un renversement complet s’opère, à la stupéfaction générale. Paris, métropole mondiale des arts, est évincé par New York. Cette évolution n’est probablement pas le simple résultat du cours naturel des choses. On l’a un peu aidée. C’est en tout cas la thèse de l’auteure. Elle attribue, en majeure partie, ce basculement au volontarisme américain, à ses fondations et à ses agences. Dans le contexte de la Guerre froide, les questions culturelles ont, en effet, beaucoup d’importance. Un objectif pour contrer l’influence intellectuelle communiste est de diffuser et de placer au premier plan l’art moderne américain, pourtant encore peu populaire dans son propre pays. Ses formes inédites font figure de marqueurs du monde nouveau. Elles contrastent avantageusement avec la ringardise du réalisme socialiste. La géopolitique artistique dont parle Aude Kerros ne comporte ni armées ni canons, mais elle n’exclut pas l’intervention des états. Il est parfois difficile d’apprécier le bien-fondé de certaines analyses pour cette période difficile à démêler. Ce qui est sûr est que cet aspect de l’histoire, peu investigué, mériterait de l’être davantage.
Paris joue contre son camp
La dynamique du marché de New York suffit bientôt à assurer la prépondérance américaine. C’est alors que la France, dans les années Lang, devient à son tour interventionniste. Malheureusement, la façon de procéder s’avère contre-productive. La raison en est, selon l’auteure, que les fonctionnaires de la Culture sont fascinés par le voyage de New York. Ils sont, en revanche, réservés, voire méprisants à l’égard de nombreux créateurs hexagonaux jugés provinciaux. Les « inspecteurs de la création » jouent les grands mécènes et font entrer dans les collections françaises des œuvres américaines et internationales, contribuant à la cote et au prestige de leurs auteurs. En même temps, les quelques artistes français trouvant grâce aux yeux du ministère et soutenus par ce dernier arborent souvent un hermétisme froid et universitaire. Ils peinent à convaincre à l’international. Le résultat est déplorable. À présent, notre pays se classe loin des États-Unis, mais aussi – et c’est le plus grave – loin derrière les pays auxquels il pourrait se comparer, comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
Ce n’est pas comme poser des magnets sur son frigo
Dans le domaine du cinéma, du roman ou de la chanson, quelques euros suffisent pour être un lecteur à part entière, un auditeur ou un spectateur. Chacun peut donner son avis et contribuer à l’opinion. En matière d’art, le ticket d’entrée représente parfois des sommes extravagantes et ce sont seulement un petit nombre de collectionneurs qui mènent le jeu.
Aude de Kerros brosse leur portrait. On comprend vite qu’il ne faut pas s’accrocher à l’image d’amateurs désintéressés aimant s’entourer de belles choses, même si ce genre de collectionneurs existe encore. Contrairement aux magnets que monsieur Tout-le-Monde met sur son frigo pour égayer sa cuisine, les trésors de l’art contemporain sommeillent bien souvent dans des stockages ou des zones franches. Les collectionneurs sont, selon l’auteure, avant tout des « influenceurs ». Ils cherchent à crédibiliser un nom d’artiste en portefeuille, un peu comme une marque ou un titre spéculatif. Il y aurait si peu de différence avec la pratique des autres produits financiers qu’Aude de Kerros parle d’« art financier ».
L’instrumentalisation des musées
Parmi les stratégies des collectionneurs, l’une des plus courantes est d’instrumentaliser les musées, en pratiquant une sorte d’entrisme. Ces institutions, aux budgets souvent limités, sont demandeuses d’apports privés. Pour les collectionneurs, la présence de leurs artistes aux cimaises des musées est essentielle : elle confère une validation et même une caution officielle. Cela sécurise et valorise leurs propres collections. On ne compte plus les grands mécènes aux conseils d’administration des musées d’art contemporain. Ils suggèrent des expositions, ils orientent les collections, ils font des prêts et des dons. Bref, ils placent leurs artistes en bonne position. Les conservateurs, et parfois même les ministres, font des allers-retours chez leurs partenaires privés. Évidemment, la notion de conflit d’intérêts n’est guère à l’ordre du jour.

La Fiac, foire la « plus soumise »
Les foires internationales ont de plus en plus d’importance. Ce qui les caractérise, selon Aude de Kerros, est, contrairement aux apparences, leur extrême conformisme. Certes, une communication vitaminée met invariablement en scène une ambiance festive, des artistes émergents et des excentricités variées. Cependant, le choix des galeries participantes est très strict, et le contrôle s’étend parfois même aux œuvres. Cette sélection ne vise nullement un éclectisme de bon aloi, mais le respect des standards de l’art contemporain. On retrouve un peu partout les mêmes grandes galeries anglo-saxonnes et peu de galeries des pays hôtes. Les belles affaires tournent principalement autour des artistes les plus célèbres qui sont des valeurs sûres. Les marchands de taille moyenne et les sections « recherche » sont là surtout pour la figuration et perdent généralement de l’argent.
La Fiac est jugée par l’auteure comme la foire « la plus soumise ». Non seulement l’éventail des tendances présentées ne se diversifie pas, mais il se resserre. En témoigne, par exemple, l’éviction sans explications, il y a quelques années, des trois principales galeries figuratives françaises (Claude Bernard, Alain Blondel et Michèle Brouta). En gros, Paris sert de show case glamour pour une noria de collectionneurs étrangers acheminés là pour rencontrer des galeries étrangères (70 % des participants).
Le public s’intéresse à autre chose
Le tableau d’ensemble brossé par Aude de Kerros est assez déprimant. Le plus triste est qu’on a souvent l’impression, à la lire, que le monde l’art contemporain peut parfaitement fonctionner en faisant l’économie de tout intérêt artistique réel des œuvres concernées. Cependant, quelques lézardes sont observables sur l’édifice et l’auteure ne manque pas de les pointer. Il y a d’abord, bien sûr, la désaffection du grand public. Tout le monde le sait, mais il est utile de le rappeler. Ensuite, il y a ici et là des signes faibles auxquels on peut réfléchir. Par exemple, au cours de certaines années récentes, le marché de l’art se tasse étrangement de lui-même, sans qu’il y ait de conjoncture défavorable par ailleurs. C’est le cas en 2016, où on enregistre un repli de 20 %. Les analystes y voient une « crise de l’offre ». Cela veut dire, en jargon économique, que les œuvres mises sur le marché ne sont plus suffisamment nouvelles et attractives pour susciter le désir des acheteurs.
Le monde de l’art raffole de tout ce qui est subversif, du moins en apparence. Il veut qu’on critique tout, mais il exclut d’être critiqué lui-même. Il n’en a tout simplement pas l’expérience. Ce livre s’ajoutant à plusieurs autres de la même veine, gageons que les thuriféraires de l’art contemporain vont considérer qu’Aude de Kerros aggrave son cas. Raison de plus pour la lire !
À lire absolument : Aude de Kerros, Art contemporain, manipulation et géopolitique : chronique d’une domination économique et culturelle, Éd. Eyrolles, 2020






