Restaurer pour de bon la tour Eiffel

Mieux que l’état de carcasse, c’est possible, c’est souhaitable !

Nous avons tous de l’affection pour la tour Eiffel. Elle est l’un des monuments les plus visités au monde. Elle incarne notre attachement à la Ville Lumière. Cependant, son état ne cesse d’inquiéter. Il y a d’abord la rouille qui l’envahit et que ne semble pas maîtriser l’actuel chantier de peinture. Il y a ensuite le site du Champ-de-Mars environnant, très dégradé, encombré et insécure. À cela s’ajoute la gestion de la tour, qui n’est même pas classée monument historique et semble exploitée sans états d’âme, à la façon d’une rente touristique ou d’un site minier.

Ajoutons à ces éléments ce qui est sans doute le plus grave : personne parmi les responsables, en effet, ne semble s’apercevoir qu’il ne reste pas grand-chose de cette merveille artistique de la Belle Époque qu’a été la Dame de fer. Ses magnifiques décors du premier Art nouveau ont été enlevés, ses gradations de couleurs sont recouvertes d’un badigeon marronnasse, même le nom de son génial architecte, Stephen Sauvestre, semble oublié.

De la tour, en réalité, il ne reste que la carcasse.

La tour est un peu comme ces gens qu’on aime et qu’on ne regarde plus : on ne se rend pas compte à quel point son état s’est dégradé. À ce stade, une prise de conscience du problème dans son ensemble est nécessaire. Au-delà des urgences évidentes, il faut commencer à réfléchir à la question de sa restauration véritable.

Femme à l’exposition universelle de Paris, 1889, Huile sur toile, 121 x 70 cm, Meadows Museum and Gallery, Southern Methodist University, Dallas
Luis Jimenez Aranda (1845-1926) est un peintre espagnol, ami de Fortuny et installé à Paris.
Cette peinture représente une élégante patientant avant d’entrer à l’exposition universelle de 1889.
Elle est sur le belvédère de l’ancien palais du Trocadéro (rive droite). À l’arrière-plan, on voit la tour Eiffel et ses polychromies
à base de rouge de Venise.

La tour Eiffel est le clou de l’exposition universelle de 1889. Avant de nous intéresser au monument lui-même, arrêtons-nous un peu sur la nature de ce genre d’exposition et ce que cela implique.

On est encore sous la IIe République présidée par Louis-Napoléon Bonaparte lorsque la première exposition universelle est organisée à Londres, au Crystal Palace, en 1851. C’est une réussite. La France, bien représentée, obtient un beau succès. Cependant, le plus important est que la formule même des expositions universelles est plébiscitée. Le futur Napoléon III comprend tout de suite le profit qu’il peut en tirer pour la France.

En effet, il existe à cette époque quelques foires internationales rassemblant les entreprises de telle ou telle branche de l’industrie, un peu à la façon de nos salons professionnels (ex. : salon de l’auto, etc.). Cependant, ce type de manifestation met en avant les nations industrielles les plus avancées, qui sont souvent l’Angleterre ou l’Allemagne. La formule de l’exposition universelle est bien différente. L’adjectif « universel » ne veut pas dire international, même si de nombreux pays y participent. « Universelle », s’entend comme dans « université » ou dans « esprit universel ». Il est question de rassembler toutes les disciplines de l’esprit d’invention et de création. En pratique, y sont associés les découvertes scientifiques, les techniques et les arts. Or, justement, la France est très en pointe en matière artistique et cela ira crescendo. Dans notre pays, l’art a la taille d’une industrie. Les expositions universelles se prêtent donc bien au rayonnement de la France, notamment dans le rapport de concurrence qu’elle entretient alors avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

Cinq expositions universelles vont être organisées à Paris (1855, 1867, 1878, 1889 et 1900). L’importance et le succès de ces événements iront croissant, passant de 5 millions de visiteurs en 1855 à 50 millions en 1900.

Ces expositions reflètent aussi une conception politique et civilisationnelle. La IIIe République est inspirée par un ardent idéal de progrès, conjuguant les arts, les sciences et les techniques. Les uns ne vont pas sans les autres. Cet état d’esprit universaliste et humaniste mérite d’être souligné. Il contraste avec les nombreux et funestes régimes politiques du milieu du xxe siècle mettant l’accent sur le seul progrès technique, l’expression de la force et de la vitesse, aboutissant à une véritable brutalisation des arts.

L’exposition de 1889 est placée sous le signe du centenaire de la Révolution française. Ce sujet dérangeant pour les monarchies européennes limite les représentations officielles. Cependant, le nombre de visiteurs est en forte augmentation, atteignant 32 millions. Pour cet événement qui intervient une vingtaine d’années après la défaite de Sedan, la France présentera une tour surpassant toutes les autres, c’est-à-dire haute de trois cents mètres.

Gardons en tête que, pour être dans l’esprit de l’exposition universelle, la tour doit être à la fois une prouesse technique et une merveille artistique.

vus de l’exposition de 1889
Stephen Sauvestre ( 1847-1919)
d’après photographie de M. Gerschel – L’illustration 4 mai 1889

Un certain Gustave Eiffel (1832-1923), ingénieur centralien, a fondé une entreprise de construction métallique. Cette fabrique n’est pas parmi les premières de son secteur, mais elle affiche une belle propension à innover pour répondre aux problèmes techniques qui se présentent. Eiffel restera toute sa vie un brillant ingénieur et un scientifique passionné. Il bâtit principalement des ponts et des viaducs. Cependant, pour l’exposition universelle de 1889, il reprend l’idée d’un de ses collaborateurs, Maurice Koechlin, de relever ce défi d’une tour de trois cents mètres. Quelle meilleure publicité que cette construction à laquelle il donnera le nom de son entreprise ? On attribue à Eiffel une parcelle située sur l’ancien bras de la Seine, qui appartient à la Ville de Paris et n’est pas frappée par une obligation de restitution à l’École militaire.

Le projet de Maurice Koechlin et Émile Nouguier est un pylône, certes très haut, mais dont le profil paraît famélique et sans charme. Eiffel comprend vite que cet objet purement technique risque de s’avérer une contre-publicité. On est loin de l’exigence de synergie des sciences et des arts propre aux expositions universelles. Les choses restent un moment en attente. Eiffel confie finalement à un architecte de grand renom la mission de tout reprendre à zéro et de faire de la tour un objet sans doute technique, mais aussi artistique. Stephen Sauvestre est cet homme.

Connu pour de nombreux bâtiments pleins de fantaisie, Sauvestre est formé à l’École spéciale d’architecture (ÉSA) dans sa première promotion. Cette école privée est créée sous l’impulsion de Viollet-le-Duc pour échapper au conformisme du Paris haussmannien et des références classiques. Elle vise à favoriser la conception d’architectures plus inventives. Quand on entre dans les locaux de l’ÉSA, on débouche sur un grand espace où sont affichés les portraits des architectes les plus illustres de l’école. Viollet-le-Duc et Sauvestre figurent en tête, côte à côte.

En étudiant longuement le Moyen-Âge, à Notre-Dame de Paris et dans beaucoup d’autres endroits, Viollet-le-Duc remet en circulation et interprète un vocabulaire plastique fait de croissances végétales, de linéaments, de nervures, etc. Ces décors n’ont rien à voir avec le classicisme français qui sert encore principalement de référence. Toutes les figures de l’Art nouveau puisent dans Viollet-le-Duc. Par exemple, Gaudi n’est quasiment jamais sorti de Barcelone, mais il dispose de tous les ouvrages de Viollet-le-Duc. Sauvestre s’inscrit brillamment dans ce mouvement. Nombre de ses créations sont à présent perdues, mais en regardant les images d’archive, on voit des constructions pleines de fantaisie qui inaugurent à Paris le foisonnement de cet art que l’on va bientôt appeler l’Art nouveau.

Sauvestre redessine complètement le profil général de la tour, il en fait une architecture véritable. Il l’enrichit d’une élégante décoration, notamment au premier étage et au sommet. Il crée de grandes arches suspendues sans fonction structurelle, mais accroissant l’effet de la perspective. Enfin, il y déploie une polychromie en cinq tons à dominante de rouge de Venise (ocre rouge). Par ailleurs, il imagine dans sa tour un usage et des circulations. On peut y monter, y regarder la vue, y déjeuner, etc.

La tour est ainsi l’un des premiers, des plus grands et des plus beaux édifices de cet art que Siegfried Bing qualifiera bientôt de « nouveau ». Eiffel, aussi engagé soit-il dans ce projet, n’en est pas l’auteur, mais simplement le commanditaire et le propriétaire. Persévérer à lui attribuer la paternité de la tour, ce serait comme dire que Jules II est l’auteur de la chapelle Sixtine.

Pavillion du Nicaragua et pilier sud de la Tour Eiffel, Champ-de-Mars, Exposition Universelle (1889) de Paris, deux œuvres de Stephen Sauvestre
vue du premier étage de la tour, état initial
La tour de trois cents mètres. Planches 1900, Gustave Eiffel,Bibliothèque nationale de France, département Sciences et techniques, GR FOL-V-749 (PLANCHES, DOUBLE)

Le projet de tour défendu par Eiffel était en concurrence avec un projet pharaonique (et sans doute peu réaliste) en pierre présenté par Jules Bourdais. Le projet de tour en métal s’est imposé pour des raisons de fiabilité et de rapidité de construction. Son matériau est le fer puddlé, c’est-à-dire une sorte de fonte améliorée, l’acier n’ayant pas encore été inventé. Cependant, le fer puddlé, encore riche en carbone, présente l’inconvénient majeur de rouiller très facilement. Les diverses parties de la tour doivent être surveillées en permanence et repeintes tous les sept ans. Cet effort de surveillance et de peinture est considérable. Pour donner un ordre de grandeur, la dernière campagne de peinture – pourtant insuffisante, nous y reviendrons – a coûté autant que la valeur actualisée de la construction. Si la tour se survit à elle-même, c’est uniquement parce que nous l’aimons et que nous sommes prêts à y mettre le prix. La tour Eiffel est malheureusement tout sauf une construction durable.

En février 1889, peu avant l’inauguration de la tour Eiffel, la société du canal de Panama fait faillite. Or c’est Gustave Eiffel qui a construit les gigantesques écluses de ce chantier. Il n’est pas membre de la société, mais il en est extrêmement proche : il est son principal sous-traitant et bénéficiaire. Des centaines de milliers de petits épargnants sont ruinés. En outre, dans les années suivantes, un vaste système de corruption est progressivement révélé au public, notamment à l’instigation du journaliste antisémite Édouard Drumont.

Le percement de ce canal avec un important dénivelé s’est en effet vite révélé beaucoup plus coûteux que prévu et, en pratique, hors de portée pour la compagnie qui en avait la charge. Toutefois, ses dirigeants se sont engagés dans une fuite en avant reposant sur une corruption à grande échelle. Cent dix parlementaires acceptent des sommes importantes pour permettre de déroger à la protection des petits épargnants. Des journaux sont également soudoyés (dont celui de Clemenceau) pour vanter au public l’intérêt du placement. C’est un séisme politique majeur qui contribue gravement à la montée de l’antiparlementarisme et de l’antisémitisme.

Eiffel, qui a bénéficié de commandes juteuses, est inculpé pour escroquerie et envoyé en prison. Il est libéré au bout de quelques mois. Un pourvoi en cassation invoquant la prescription fait tomber les poursuites. Ne faisant pas partie de la société du canal de Panama, la responsabilité d’Eiffel tiendrait à un système de surfacturations. Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine, relève que « sur les 73 millions [de francs] facturés par Eiffel, 30 millions n’avaient pas de justification selon le tribunal ». Ajoutons que ce dernier chiffre correspond à 120 millions d’euros d’aujourd’hui, ou encore, à l’époque, à quatre fois le coût de construction de la tour Eiffel, coût pris en charge par son propriétaire. Il n’est donc pas illégitime de s’interroger si la tour Eiffel n’aurait tout simplement pas été financée par les surfacturations de Panama. On débat encore aujourd’hui pour savoir si Eiffel était réellement coupable ou juste bouc émissaire. C’est cette seconde hypothèse qu’a soutenue l’association des descendants d’Eiffel, demandant sans succès sa panthéonisation en 2023.

Gustave Eiffel par Antoine Bourdelle

À peine est-elle construite que l’on parle de détruire la tour qui bénéficie cependant d’une concession de vingt ans. Il est vrai que de très nombreux monuments magnifiques édifiés pour les expositions universelles sont détruits aussitôt que celles-ci ont fermé leurs portes. Mais dans le cas de la tour Eiffel, le souhait de la faire disparaître a des adeptes particulièrement tenaces. Paris est, en effet, une ville en pierre dont les immeubles ont, de surcroît, une taille limitée. Dans ce contexte, la tour paraît une intruse.

Cela inquiète le général Ferrié (1868-1932), pionnier des télécommunications. Ce dernier met à profit la tour pour développer les radiotransmissions militaires, chose qui sera très utile durant la Grande Guerre. Mais il sent bien que cet usage opportuniste ne peut justifier la pérennisation de la tour. Il se lance alors dans une opération de sanctuarisation de l’édifice en faisant d’Eiffel un grand génie. Ce n’est pas gagné d’avance, car Eiffel passe plutôt à cette époque pour un détestable affairiste.

Ferrié a l’idée de faire ériger une statue d’Eiffel. Qui dit grand homme, dit statue dans ces années de statuomanie. Pourquoi Ferrié n’a-t-il pas pensé à statufier plutôt Sauvestre ? Peut-être parce qu’étant scientifique, il a beaucoup côtoyé Eiffel, qui était lui aussi un ingénieur et un scientifique. Les deux hommes avaient des relations étroites et une admiration réciproque. En outre, Sauvestre avait quitté le chantier alors qu’Eiffel, propriétaire de l’édifice, y avait ses bureaux. Le sculpteur retenu est Bourdelle et le buste est réalisé vers 1900. Cependant, la municipalité de Paris refuse absolument l’implantation d’un monument à Eiffel sur le domaine public.

Il faudra l’acharnement de Ferrié et d’un groupe de militaires pour que la sculpture soit finalement érigée et inaugurée en 1929, six ans après la mort d’Eiffel, au pied de la tour, et dorée à l’or fin. Eiffel mort et statufié revient en grâce et on oublie Sauvestre, l’auteur véritable. Dans la foulée, on perd de vue le fait que la tour est aussi une œuvre d’art. L’erreur dans cette affaire a été d’honorer le maître d’ouvrage au détriment de l’architecte.

Lors de l’exposition de 1900, la tour n’intéresse plus guère, en tout cas beaucoup moins que le trottoir roulant ou le Palais de l’électricité. Ensuite, le contexte continue à évoluer défavorablement. D’abord, une réaction classicisante se produit. Les bâtiments en métal, brique et céramique, que nous apprécions tant aujourd’hui, sont jugés moins nobles que les façades en pierre s’inscrivant dans la tradition classique. Le règne de Louis XIV était une période où la France était puissante et la nostalgie de la grandeur se fait volontiers tropisme vers le style cher au Roi Soleil. En outre, la couleur de la tour, rouge de Venise, choque certains.

Quand vient le moment de la repeindre pour conjurer la rouille, Eiffel fait appliquer des teintes se rapprochant insensiblement de celles de la pierre ou de la terre. Dans le domaine militaire, c’est le genre de teinte qu’on utilise pour le camouflage des engins motorisés. On a l’impression qu’Eiffel veut banaliser sa tour, la faire oublier. En outre, il n’a plus envie de s’embêter avec la coûteuse polychromie voulue par son architecte. En 1907, lors de la quatrième campagne de peinture, on en arrive à un insipide badigeon beigeâtre-marronnasse. Dans la foulée, Eiffel, fait simplifier le décor. En particulier, la partie haute, coiffée par un dôme, est réduite à minima. Ajoutons que les arceaux restants sont actuellement couverts d’une forêt d’antennes.

Eiffel a donc réalisé cet étonnant paradoxe d’avoir été le premier à appauvrir et banaliser sa tour.

L’outrage le plus grave est cependant intervenu en 1937 et il semble que des héritiers d’Eiffel y aient contribué. C’est l’année de la calamiteuse exposition internationale qui ne se qualifie plus d’universelle. Les organisateurs ont la mauvaise idée de demander aux pays participants de s’exprimer sur la façon dont ils voient l’avenir et conçoivent la modernité. Toute référence à une éventuelle tradition est proscrite. Les pays exposent, tout bonnement, des projets de société, et certains n’y vont pas avec le dos de la cuillère.

L’Allemagne nazie édifie un inquiétant pavillon faisant face à celui, non moins menaçant, de l’Union soviétique. Nombre de pays font de même, à plus petite échelle, chacun selon ses convictions politiques. Il est beaucoup question de héros musclés, de déploiement de force et de technique. La France, qui est encore une démocratie, s’inscrit cependant dans ce mouvement de brutalisation : le merveilleux palais du Trocadéro (construit en 1878) est détruit. Il est remplacé par le palais de Chaillot qui inspirera la chancellerie du Reich. La tour Eiffel est purgée de tous ses décors. On ne laisse que la charpente métallique. Tout ce qui pourrait paraître artistique, ou même simplement plaisant, gracieux, est enlevé. Le premier étage est le plus sinistré. La couronne d’arceaux, les guirlandes fleuries, les lampadaires suspendus, tout y est remplacé par une simple tôle horizontale. Enfin, la tour Eiffel est peinte d’une couleur voisine de celle des tanks.

À ce stade, la tour Eiffel n’est plus ce merveilleux monument du premier Art nouveau, c’est juste un édifice faisant démonstration de sa force technique. Cependant, on dispose de plans extrêmement précis qui permettraient de restaurer, si tel était notre souhait, la dame de fer dans son état authentique de la Belle Époque.

vue de l’exposition internationale de 1937. On remarque l’appauvrissement du premier étage de la tour Eiffel

vue de l’appauvrissement du premier étage (les couleurs ne sont pas restituées)

Tout monument forme un ensemble avec son environnement immédiat. Malheureusement, les abords de la tour sont actuellement très dégradés.

La tour, dans son principe, propose d’abord l’expérience d’une perspective à la française passant sous ses grandes arches. Cependant, le fonctionnement d’une telle perspective nécessite que la vue soit dégagée, que l’œil glisse vers le point de fuite, en l’occurrence l’École militaire, qu’il y ait un minimum de vide. Malheureusement, le site est en permanence obstrué par un chaos d’édicules, baraques, dépôts, stockages et clôtures diverses. L’environnement de la tour, devenue une usine à touristes, semble se rapprocher de celui d’une usine dans sa zone industrielle.

De chaque côté de la tour figurent des jardins anglo-chinois, avec bassins, ponts et rocailles, etc. Ces charmants jardins datent de l’exposition universelle de 1878 et Eiffel en a respecté le principe lorsqu’il a édifié sa tour pour 1889. Ces jardins sont presque inaccessibles au public en raison d’une clôture qui enserre tout le site. Cette enceinte dont la construction s’est appuyée sur des arguments de sécurité, assure en réalité une sorte de privatisation des lieux au profit de la société d’exploitation de la tour Eiffel (SETE).

Cette dernière voulait d’ailleurs, jusqu’à une date récente, y construire, sur l’espace du jardin classé, cinq immeubles ttels que bureaux, salles de réception, bagagerie, commerces, restaurants, en abattant une quarantaine d’arbres. Ce projet, particulièrement choquant pour le public et les usagers du jardin, a au moins le mérite de faire comprendre l’état d’esprit de la société qui gère le site.

abords de la tour avec clôture

À l’approche des Jeux olympiques, il a été question de repeindre la tour. Le dossier a été confié à un architecte en chef des monuments historiques, en l’occurrence Pierre-Antoine Gatier, également membre de l’Académie des beaux-arts. Des sondages et des études savantes ont été menés. On a appris que c’était « l’occasion de questionner l’importance de la mise en peinture ».

La question qui se posait était le choix de la couleur. La teinte en place depuis 1968 avait au moins la légitimité de l’existant, mais elle a été écartée. Bizarrement, on a aussi exclu la couleur d’origine et sa polychromie, celle voulue par Sauvestre. L’authenticité serait-elle autre chose que la fidélité à l’auteur ? Il semble que oui pour P.-A. Gatier qui écrit : « Le principe de restitution de la couleur d’origine ou de conservation des dernières mises en teinte a été abandonné au profit d’une vision globale prenant en compte toute l’histoire du monument. » Que signifie cet amphigouri ? Tout simplement que parmi les nombreuses teintes successives, l’éminent académicien en a retenu arbitrairement une : celle de la quatrième campagne de peinture (1907), une sorte de bouillie marronnasse, plus sombre que la teinte à laquelle on s’était habitué, et qui va assourdir les éclairages. Pourquoi choisir la quatrième couleur plutôt que la troisième, la deuxième ou encore une autre ? La réponse est que l’agence a décidé unilatéralement quelle était la bonne couleur. Toutefois, les élus de la Ville et le public auraient peut-être été contents d’être mieux informés au sujet des options permises et, surtout, de l’intérêt éventuel d’envisager une restauration véritable.

À ce choix de couleur très contestable au plan patrimonial s’ajoute une déroute technique. L’architecte n’avait pas prévu la présence de plomb dans la peinture, chose pourtant courante, mais qui décuple le coût du chantier et sa durée. En outre, de nombreux observateurs signalent une dangereuse prolifération de la rouille à tous les niveaux. Le grand public s’en émeut, de même que le personnel de la tour qui a lancé une grève inédite sur cet argument.

À une vision patrimoniale à courte vue s’ajoute donc une véritable débâcle technique.

Sur cette photo de la campagne de peinture en 2023 : on voit le développement de la rouille.
Le grattage a fait apparaître par endroit la couleur principale initiale : le rouge de Venise
nouvelle peinture sur les côtés, avec au milieu, peinture précédente plus claire. La peinture plus sombre atténue les éclairages et colorisations. Aucune de ces deux teintes n’a de légitimité historique

La tour Eiffel, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, n’est pas classée « monument historique ». Elle est seulement inscrite à l’inventaire supplémentaire. Ceci traduit le manque de compréhension et d’intérêt que lui portent les autorités patrimoniales et municipales.

De toute évidence, il convient de la classer monument historique dès que possible.

De même, le quadrilatère du Champ-de-Mars qui lui sert d’écrin est l’ensemble le plus brillant et le plus cohérent de la Belle Époque en France. Il fait partie du périmètre UNESCO Rives de Seine. Par ailleurs, le jardin est un espace vert classé. Cependant, au regard de la réglementation française, très peu d’immeubles sont classés. Autrement dit, l’ensemble monumental exceptionnel qui entoure la Dame de fer n’est, en pratique, pas protégé. Il conviendrait de s’orienter vers la création d’un secteur sauvegardé (PSMV), conformément à la demande des associations.

La tour Eiffel, appauvrie et fragilisée par une longue dérive, mérite d’être reprise en main de façon cohérente. Pour cela, quatre axes de travail pourraient être utilement pris en compte :

  1. Régler sérieusement les problèmes techniques d’entretien, de peinture et de lutte contre la rouille.
  2. Améliorer les abords de la tour en rendant accessibles au public les jardins anglo-chinois, en limitant l’enceinte de sécurité à ce qui est réellement nécessaire et en débarrassant le site de tout ce qui l’encombre et l’enlaidit.
  3. Classer la tour en monument historique et ouvrir l’étude d’un PSMV pour le quadrilatère du Champ-de-Mars
  4. Étudier l’opportunité d’une restauration de la tour en se rapprochant le plus possible de l’œuvre de Sauvestre, seule légitime. Il conviendrait de restituer notamment les décors du premier étage et la polychromie centrée sur le rouge de Venise.