Pierre Lamalattie

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« Un mélange persistant d’inculture et de préjugés ! » Notre-Dame de Paris

Alors que le Président a étrangement appelé à « rebâtir » Notre-Dame «encore plus belle» et qu’un concours international convoque les «meilleurs talents de la planète», toutes les éventualités semblent envisageables pour la malheureuse cathédrale. Encore une fois, la source des difficultés tient à notre incompréhension persistante du XIXe  siècle.

La valeur artistique d’un bâtiment s’acquiert-elle à l’ancienneté ? Faut-il compter en siècles les échelons d’une carrière « historique » ? C’est en tout cas l’impression désagréable qui se dégage des commentaires faisant suite à l’incendie de Notre-Dame. La plupart des observateurs tiennent fermement à admirer ce sublime bâtiment en tant qu’œuvre du XIIIe . Pensez! Des chênes coupés il y a huit siècles et peut-être plantés au temps de Charlemagne ! La flèche est généralement le seul élément du XIXe qui soit clairement identifié. On y fustige une inopportune excroissance du mauvais goût de nos aïeux, un médiocre pastiche à oublier. Notons cependant que cette vision partagée jusqu’au sommet de l’État est surtout le fait de ce que j’appellerais (par facilité) les « élites ». La population, quant à elle, manifeste un attachement de cœur très émouvant à sa cathédrale. Elle n’imagine même pas qu’on pourrait lui construire autre chose à la place.

Une erreur totale

La première chose à dire est que voir dans Notre-Dame seulement un héritage du XIIIe  siècle est une erreur totale. En effet, elle est à la fois une cathédrale médiévale et une cathédrale du XIXe  siècle. L’apport de Viollet-le-Duc (et de Lassus) est beaucoup plus important qu’on ne le croit généralement et d’une très grande qualité artistique.

« La conservation ne limite pas la création, elle la nourrit. »

Au début du XIXe , Notre-Dame est, en effet, tout sauf séduisante. La Révolution a ravagé à peu près toutes les statues, n’épargnant que les reliefs de petite taille. Ceci s’ajoute à des pertes considérables sous l’Ancien Régime : suppression de vitraux, dépose du clocher, percement du porche central pour permettre les processions, bouchage ou transformation de fenêtres, etc. Le Moyen Âge lui-même a laissé, comme souvent, un monument dramatiquement inachevé. Les tours robustes, calibrées pour porter des flèches qui auraient doublé la hauteur totale, paraissent bien massives dans leur état inabouti. Les arcs-boutants, quant à eux, s’appuient sur des maçonneries grossières. En fin de compte, les contemporains perçoivent la cathédrale comme une grosse grange assez moche. On ne peut pas leur donner tout à fait tort. Il est même envisagé de la détruire. Cependant, dans une période d’affirmation du sentiment national, le XIXe siècle voit dans le gothique un art spécifiquement français, car porté à son plus haut niveau avant l’influence italienne. Trois régimes se succèdent de 1845 à 1864 pour soutenir la restauration confiée à Viollet-le-Duc. Contrairement à notre temps qui s’en remet à un pilotage unilatéral par l’exécutif (par ordonnances), les parlements discutent de près les propositions de l’architecte.

Un chef d’œuvre méconnu

Viollet-le-Duc produit un programme complet de sculptures et gargouilles qu’il dessine et contrôle lui-même. Il recrée une bonne part du trésor. Il restitue des fenêtres hautes et les nombreux vitraux manquants (en partie remplacés par des verreries cubistes « plus gaies» durant la période Malraux). Il orne le faîtage d’une dentelle métallique. Il magnifie les arcs-boutants avec d’importants pinacles qui ceinturent la cathédrale, la rendant particulièrement élégante vue de côté ou de derrière (chevet).

Il érige aussi et surtout une nouvelle flèche en bois. Mûrement réfléchie, elle fait écho à la quarantaine de petites flèches et de pinacles en les fédérant en une même élévation d’ensemble. Elle allège dans la foulée la lourdeur des tours inachevées. C’est dire combien elle a un rôle clé dans la cohérence générale du bâtiment.

Viollet-le-Duc n’est en rien un catholique fervent. Franc-maçon et opposé au parti dévot, il est avant tout un artiste. Il conçoit sa cathédrale comme une sorte de demeure du peuple de Paris. Le bestiaire qu’il déploie n’est pas étranger à l’idée grouillante et magnifique qu’il s’en fait. Ajoutons, pour ceux qui s’imaginent le bâtiment sans signataire et fruit d’une autogestion populaire fantasmée, qu’il place sa statue contre la flèche avec la dédicace : « au Grand Architecte de l’Univers».

Viollet-le-Duc n’est pas qu’un restaurateur, il est aussi un immense architecte, exempt de toute nostalgie et à l’avant-garde de son époque. Avec la référence gothique, il installe en France une culture décalée qui bouscule les conceptions académiques marquées par l’héritage classique. Il s’oppose à l’urbanisme répétitif du préfet Haussmann et préconise davantage de liberté, notamment grâce à l’usage de la brique, du métal et de la céramique. Ses décors, en particulier ses polychromies, riches en linéaments et en formes stylisées, influencent l’Art nouveau ainsi que Gaudí. Enfin, dans un registre presque inverse, il aime l’idée que l’architecture s’exprime sans mensonges en montrant sa structure. On comprend bien cette idée en regardant, par exemple, les arcs-boutants du chevet de Notre-Dame qui visualisent des poussées, ainsi que dans divers bâtiments de cet architecte. Ce souci de cohésion entre l’apparence et la structure fait de lui une des racines du rationalisme.

L’ombre de la modernité

Pourquoi donc envisager de détruire l’œuvre majeure d’un des plus grands architectes français ? Pourquoi s’affranchir de la charte de Venise, traité international qui commande clairement une reconstruction à l’identique (art. 11), laissant seulement une marge d’appréciation pour les matériaux ? Pourquoi aller à l’encontre du sentiment populaire et de l’élan des donateurs ?

La réponse est évidente, comme la poutre qu’on ne voit pas dans son œil. La modernité durant tout le XXe  siècle s’est appliquée à dénigrer et occulter les apports du siècle précédent, à l’exception des artistes éligibles au titre de précurseurs. Il fallait que les mouvements nouveaux se justifient et trouvent leur place. À force, il en est cependant résulté un mélange persistant d’inculture et de préjugés à l’encontre de l’art du XIXe. Cela concerne particulièrement les « élites», justement en raison de leur familiarisation plus poussée avec l’art moderne. Toutefois, la modernité a eu lieu. Elle a ses musées et ses beaux livres. Elle n’a plus besoin d’être défendue. Elle ne nécessite pas une mise à l’index des artistes relevant d’autres options.

On convient aisément que rien n’est plus utile que des bibliothèques où trouver des livres de toutes époques, et spécialement des auteurs qui ne pensent pas comme nous. Détruire des livres ou les occulter, ce n’est pas bien ! Tout le monde comprend cela. Eh bien, en art, ce devrait être la même chose : rien n’est plus utile que de conserver les œuvres d’autres périodes. Elles nous procurent du plaisir, mais surtout elles apportent un matériau à notre sensibilité et à notre réflexion.

Beaucoup invoquent la querelle des Anciens et des Modernes pour justifier un « geste architectural » se substituant à l’œuvre de Viollet-le-Duc. C’est un contresens total, car les Modernes n’ont jamais voulu faire disparaître quoi que ce soit, mais seulement créer eux-mêmes sans entraves. La conservation ne limite pas la création, elle la nourrit. Certains prétendent que, si Viollet-le-Duc a pris des libertés, nous pouvons en prendre à notre tour et même davantage. L’argument se retourne complètement : c’est justement parce qu’il a usé de libertés que Viollet-le-Duc a réalisé une œuvre artistique véritable et que nous devons la conserver.

Restaurons donc Notre-Dame conformément à la charte de Venise et progressons un peu dans la compréhension de nos héritages du XIXe !

Article paru dans Artension, Juillet-Août 2019