Pierre Lamalattie

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Pierre Lamalattie

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Oda Jaune, ravissants fantasmes de viscères

Une très belle exposition Oda Jaune est proposée à Paris par la galerie Daniel Templon jusqu’au 20 février. Cette jeune artiste d’origine bulgare parvient à incarner des états existentiels en représentant d’étranges fantasmes organiques. L’acuité de ses thèmes et la légèreté de sa manière contribuent au renouvellement actuel de la peinture figurative.

Oda Jaune, 2013

En la voyant si simple et si gentille, on peine à imaginer qu’elle est une figure importante du renouveau de la peinture. Son visage dégage une impression de sincérité et de modestie. Elle est installée à Paris depuis quelques années, mais elle est née à Sofia en 1979 et y a passé la première partie de sa jeunesse. Elle retient de cette période la tristesse infinie qui s’attache au régime communiste. Cette tristesse imprègne tout, jusqu’aux moindres détails. Elle se souvient, par exemple, de la laideur et de la monotonie de l’habillement des gens. Ce qui va l’affranchir de la morosité, c’est l’art, tout simplement. Elle a, en effet, la chance dans ce contexte d’appartenir à une famille d’artistes. Son père est graphiste et sculpteur, sa sœur, peintre.

Mais ce sont surtout les icônes orthodoxes qui la fascinent. Ces images ont pour elle, bien sûr, l’attrait de ce qui est défendu. Mais c’est plus que cela. Elle y trouve une saveur, une échappatoire, presque une foi. Elle devient une sorte d’iconodoule, ainsi qu’on qualifiait à l’époque byzantine ceux dont la croyance imaginative et sensible se nourrissait d’art plus que de phrases. Elle garde de sa fréquentation des peintures religieuses l’idée que la surface de la toile est quelque chose de très respectable. On ne doit pas utiliser cet espace par pure distraction ou avec des intentions seulement décoratives. Il doit s’y révéler des choses importantes. Art et révélation sont pour Oda Jaune deux notions très proches.

Elle commence toute jeune à dessiner les gens qui l’entourent. Mais au lieu de les représenter habillés, bizarrement, elle les imagine tout nus. Cela ne plaît pas toujours et lui vaut quelques désagréments. Néanmoins, elle remarque que ces mises à nu en disent plus que l’apparence sociale des individus concernés. «  Très tôt, confie-t-elle, lorsque j’allais à l’école en Bulgarie, je peignais des personnes nues dans des cahiers, sur des bancs. J’avais peut-être 7 ans. Naturellement, c’était mal vu. Mais j’ai remarqué l’effet que provoquaient ces peintures. » L’art se présente pour elle comme la recherche d’un surcroît de vérité.

Chaire Masque, 2015

Oda jaune souligne que le réalisme socialiste a parfois produit des chefs-d’œuvre.

Comme beaucoup d’artistes originaires des pays de l’Est, elle rejette le régime communiste, mais ne condamne pas en bloc l’art de cette période, le réalisme socialiste. Cet art, aussi discutable soit-il, a eu au moins le mérite d’assurer une continuité de l’enseignement de la peinture figurative, enseignement qui n’avait quasiment plus droit de cité dans des pays comme la France. Cela explique sans doute que beaucoup d’artistes figuratifs de premier plan soient aujourd’hui originaires de ces pays. Oda Jaune souligne que le réalisme socialiste a parfois produit des chefs-d’œuvre et qu’on devrait pouvoir les regarder comme on apprécie l’art égyptien, c’est-à-dire sans se sentir obligé de prendre position sur le régime des pharaons.

À l’âge de 12  ans, elle part avec sa famille s’installer en Allemagne. Quelques années plus tard, elle est admise à l’École des beaux-arts de Düsseldorf. Elle entre dans l’atelier de Jörg Immendorff, un important peintre expressionniste qui se révèle un excellent pédagogue. Elle complète son apprentissage à Berlin et Milan. Cette période de formation à travers l’Europe est particulièrement enthousiasmante pour elle. Dans la foulée, elle épouse Jörg Immendorff. C’est lui qui lui conseille de prendre pour nom d’artiste Oda Jaune, plus simple à mémoriser que son patronyme bulgare. À voir ses œuvres, on pourrait pourtant croire que la couleur préférée de cette artiste est le rose, ou plutôt les nombreuses nuances de rose des chairs qui peuplent ses peintures. Mais c’est bien le jaune auquel elle entend s’identifier, car elle aspire à une sorte de plénitude solaire. Et elle tient à nommer cette couleur en français, la langue de ce pays qui l’attire, à l’autre bout de l’Europe. C’est d’ailleurs en France, à Paris, qu’elle vient s’installer en 2008, après le décès de son mari et mentor. Cette ville, toute d’architecture, la fascine. Et c’est là qu’elle connaît ses succès décisifs, notamment à la suite de sa rencontre avec le galeriste Daniel Templon, qui présente actuellement un choix de peintures à l’huile d’Oda Jaune, après la brillante exposition d’aquarelles de l’été dernier.

Lorsque je peins, c’est comme si je pouvais toucher et ôter les entrailles des gens…

Les œuvres d’Oda Jaune peuvent surprendre au premier abord. On y voit des chairs translucides, des viscères, des corps déformés, tronqués ou siamois. On y sent des échos d’artistes tels que Johann Heinrich Füssli, Francis Bacon et Hans Bellmer. « Lorsque je peins, dit-elle, c’est comme si je pouvais toucher et ôter les entrailles des gens. » Il est question des affres de l’enfantement, des malaises du couple, des troubles afférents à la perception du sexe féminin, etc. C’est souvent cruel, écœurant, voire franchement dégueulasse, et pourtant cela reste sucré et très propre.

Il faut dire que ses œuvres sont toujours magnifiquement peintes. Les aquarelles sont empreintes d’une splendide « fluidité pleine de hasards. Les huiles, assez différentes des travaux sur papier, font preuve d’une grande économie de moyens. L’artiste adopte, en effet, pour ses toiles une sorte de classicisme lisse. Pas de pesants effets de matière, pas de compositions surchargées, rien qui la rattache à l’expressionnisme de ses années de formation à Düsseldorf. Le regard entre dans ses œuvres avec une étonnante facilité.

On se rend très vite compte que la mise en scène de viscères ne relève pas de l’incitation au voyeurisme, mais plutôt d’un désir de l’artiste de nous faire ressentir de façon corporelle des états existentiels fondamentaux. « J’essaye, révèle-t-elle, que ma peinture évoque directement chez lui [chez le regardeur] des expériences qui lui sont propres.  » Rien ne préoccupe plus, en effet, Oda Jaune que la condition humaine. Elle voudrait qu’ils soient heureux, les êtres humains. Elle précise qu’elle « croit au bien ». C’est ce qui la rend profondément sensible au tragique. Mais elle en a une approche très personnelle.

Bien souvent, dans l’histoire de la peinture, l’effet tragique est lié au spectacle de quelque chose de funeste, d’effrayant, de violent, sur lequel se brisent des vies individuelles. C’est le cas, par exemple, des nombreux Judith et Holopherne, Apollon et Marsyas et autres Entrée de Mehmet II dans Constantinople. Oda Jaune prend la question par l’autre bout, si l’on peut dire. On sent que, selon elle, le problème, quand il y a problème, vient principalement de l’intérieur. Il est si intimement situé en nous que nous ne bénéficions d’aucun recul pour le surmonter. Il nous structure, c’est notre chair. Pas moyen, ou presque, de nous en affranchir. Oda Jaune excelle à nous faire ressentir ces situations dans lesquelles nous ne pouvons ni nous décider ni nous adapter. Pourtant, vu de l’extérieur, cela ne paraît pas si compliqué. Mais tel le moucheron qui bute sur une paroi de verre, nous sommes prisonniers d’une difficulté que nous ne comprenons pas. C’est comme une malformation congénitale, une douleur viscérale, une impossibilité interne à vivre en harmonie avec le monde.

Sans titre (Femme au ballons verts), 2015

Article paru dans Causeur, Janvier 2016