Plus moral que moi, tu meurs !

Longtemps, l’art a été synonyme de liberté et d’émancipation. Cependant, depuis quelque temps, on a l’impression que des préoccupations morales prennent le dessus. On décroche des œuvres anciennes jugées incompatibles avec la sensibilité de notre époque. Certains individus dégradent des œuvres contemporaines au motif qu’elles les blessent. Des artistes font des interventions fracassantes pour faire prendre conscience aux populations des progrès qu’elles pourraient faire. Enfin, un grand nombre de créateurs se mettent tout simplement à la remorque des idées dans l’air du temps. Est-il souhaitable que l’art fasse tant de place aux nouvelles moralités ? Enquête dans un paysage artistique qui change à vue d’œil.

Quand on s’intéresse aux actions et aux comportements des hommes, comme c’est le cas de beaucoup d’artistes, difficile d’échapper à un questionnement moral. C’est ce qui inspire à Courbet Enterrement à Ornans (1850). Il y rend palpable l’hypocrisie des notables. Lorsque Adrian Ghenie brosse Bataille de tartes à la crème à la Chancellerie du Reich (2014), il montre la décomposition morale du régime nazi. Ce serait une erreur totale de penser que l’art n’a rien à voir avec la morale. Cependant, l’excès de morale est presque toujours pénible, normatif et ennuyeux.

Censure militante

Le musée de Manchester abrite des peintures de Waterhouse, artiste victorien à la facture éblouissante. L’une d’elles, Hylas et les nymphes, montre un homme entrant dans un étang où barbotent sept jeunes rousses sexy, nues parmi les nénuphars. Clare Ganneway, responsable des lieux, ne rigole pas avec ce genre de choses. En 2018, elle invite Sonia Boyce, artiste féministe adepte des « actions performatives spontanées ». Les deux femmes font décrocher le tableau et afficher à la place un texte militant : « Remettons en cause ce fantasme victorien ! Ce musée n’échappe pas à un monde traversé par les questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous ! […] » Les visiteurs sont priés d’inscrire leurs commentaires sur des Post-it et de les coller à l’emplacement de la peinture congédiée. On peut également participer à ce procès par Internet. Le public, pour une bonne part, réclame le retour d’Hylas. Finalement, il est raccroché. On s’aperçoit dans la foulée qu’il y a contresens sur le mythe qui n’a rien à voir avec le désir hétérosexuel et la femme-objet.

De tels incidents se multiplient, ici pour un Egon Schiele, là pour un Balthus, etc. Cette censure a cependant pour caractéristique, dans les pays démocratiques, d’émaner non du pouvoir, comme c’était le cas autrefois, mais des nouvelles minorités militantes. Heureusement, nos prix de vertu n’ont pas encore découvert Rubens, Boucher (François et Alfred), Franz von Stuck ou Félicien Rops…

John William Waterhouse, Hylas et les Nymphes, huile sur toile, 1896, Manchester Art Gallery

À l’autre extrémité de l’éventail politique, on enregistre des passages à l’acte par des profils plus traditionalistes. Par exemple, en 2009, Ernest Pignon-Ernest, peut-être inspiré par l’esprit tridentin, colle sur la façade de la cathédrale de Montauban, avec l’assentiment de l’évêque, de grands et magnifiques dessins d’« anges ». Dans leur partie haute, ils ont des ailes et sont vêtus de drapés. La partie basse est dénudée. Il s’agit de femmes qui écartent leurs cuisses. Malheureusement, les sexes sont vandalisés peu après. La photo d’un crucifix immergé dans l’urine (Piss Christ d’Andres Serrano, présenté à Avignon en 2011), le plug anal gonflable érigé place Vendôme en 2014 (Tree de Paul McCarthy) et beaucoup d’autres œuvres subissent le même sort. Parfois, les services chargés de la promotion de l’artiste ont la mauvaise idée d’en profiter pour relancer leur campagne de communication.

Quoi que l’on pense des pièces en question, on ne peut pas accepter que des justiciers décident à notre place. De nombreuses personnalités et associations ont manifesté leur attachement à la liberté artistique. En outre, la loi du 7 juillet 2016 consacre cette liberté. C’est à l’évidence une condition de la création.

L’artiste moralisateur au-dessus de la morale commune

La chute de Benjamin Griveaux fait connaître aux Français l’étrange visage de Piotr Pavlenski et, avec lui, une catégorie peu connue d’« artistes ». Appartenant à l’« art politique », ou encore à l’« art contextuel », il s’inscrit, selon Paul Ardenne, son principal critique et soutien, dans une longue tradition remontant aux actionnistes viennois. L’affaire se déroule en trois séquences qui sont typiques de ce genre d’intervention. D’abord une action-choc qui blesse le sentiment moral du public. Ensuite, le scandale prend toute son ampleur. Enfin, un épilogue révèle que l’acte en question, apparemment immoral, est au contraire destiné à une prise de conscience de nature à favoriser un progrès moral de la société tout entière. En l’occurrence, il s’agit, paraît-il, en dénonçant un candidat à la Mairie de Paris qui aurait usurpé une image de bon père de famille, de contribuer à une démocratie plus transparente et plus sincère.

Parmi les innombrables exemples, citons, en 2004, l’intervention de Maurizio Cattelan financée par un groupe de luxe italien. L’artiste pend trois enfants à un grand arbre du centre de Milan. Ce sont des mannequins parfaitement imités. Cependant, les riverains, en se réveillant, croient à un drame atroce. Certains essayent de grimper pour décrocher les enfants. Un homme chute gravement. En découvrant la supercherie, l’affliction se transforme en colère. Finalement, l’explication est délivrée : l’artiste, impavide, se dit inspiré par l’intention de « susciter la réflexion et la discussion ».

En 1996, Hervé Paraponaris expose au musée de Marseille Tout ce que je vous ai volé. Cette installation rassemble un certain nombre de vols réels opérés par ses soins. Des cartels indiquent d’ailleurs la provenance des larcins. Cet événement enthousiasme Paul Ardenne. Au bout de quelques jours, cependant, des visiteurs reconnaissent des objets leur appartenant et déposent une plainte. Cette œuvre a pour but, apprend-on peu après, de faire réfléchir le public à la notion d’appropriation, en particulier l’appropriation dans le cadre colonial.

On pourrait multiplier les exemples. Toutefois, il est clair qu’à chaque fois les « artistes » prétendent incarner une morale supérieure à celle des gens ordinaires. Qu’il s’agisse d’un fantasme aristocratique ou d’une posture à la Raskolnikov, on voit bien les limites de cette morale au-dessus de la morale.

L’art au service des idées dans l’air du temps

À la Fiac, en octobre dernier, Hans-Ulrich Obrist, le responsable de la fondation Cartier, martèle : « L’art doit être le cri de toutes les urgences ! » Pour mieux comprendre en quoi cela consiste, il suffit justement, à ce moment-là, de se rendre dans cette fondation et de visiter l’exposition « Nous, les arbres ». Les somptueuses peintures de Luiz Zerbini justifient d’ailleurs à elles seules le déplacement. Cependant, les organisateurs affichent dès l’entrée leur dévotion naïve aux arbres qui, croient-ils, « comptent parmi les plus anciens êtres vivants de la planète ». D’une façon assez prévisible, ils proposent tout au long du parcours de mettre « en lumière la beauté et la richesse des arbres aujourd’hui menacés ».

Sans doute les arbres sont-ils souvent beaux, utiles et menacés, mais le sont-ils toujours, par principe ? Faut-il abdiquer tout esprit critique et adopter la vision irénique d’une forêt forcément positive ? Les responsables de cette institution très parisienne ignorent-ils que, dans les lointaines provinces françaises, la forêt ne cesse de progresser, stérilisant le milieu rural ? À titre personnel, je suis originaire du plateau de Millevaches. J’ai vu, non sans mélancolie, ces grumeaux verts envahir le paysage, réduire les hameaux à l’état de clairière et les rivières à celui de tunnels.

Plus surprenant, Fabrice Hyber, protagoniste de l’exposition, « achète des paysages » en Vendée pour les transformer en forêt. C’est forcément bien, semble-t-il. Cet artiste est pourtant fils d’un petit agriculteur, éleveur de moutons dans cette région. On aurait pu attendre de lui qu’il ait plus de compassion pour le monde paysan et surtout qu’il comprenne cette chose simple que la croissance forestière diminue la surface agricole. En semant sa forêt, il supprime, sans même s’en rendre compte, la possibilité d’une ou plusieurs exploitations familiales comme celle qui a fait vivre sa famille, comme celles dont ont besoin les hommes pour se nourrir.

La fondation Cartier est loin d’être un cas isolé. Un peu partout, on voit fleurir des expositions dédiées à des sujets qui préoccupent l’opinion : genre, féminisme, diversité, migrations, décolonialisme, intersectionnalité, climat, planète, biodiversité, anthropocène, fin du monde, etc. Tous ces sujets, et encore bien d’autres, peuvent légitimement inspirer des artistes et justifier des événements. De même que Courbet dénonce en son temps l’hypocrisie des notables avec son Enterrement, il est normal, et même souhaitable, que les artistes d’aujourd’hui soient sensibles à leur époque. Cependant, il serait trop facile de croire qu’il suffit de s’accrocher à un sujet porteur : encore faut-il le traiter d’une façon qui en vaille la peine !

À cet égard, deux écueils sont à redouter. Le premier, on le voit avec la fondation Cartier, est que les artistes et les curateurs ne soient pas toujours les mieux à même d’analyser une question et d’intervenir à bon escient. Le fait d’être artiste donne sans doute de la sensibilité, mais pas forcément de la clairvoyance. En s’enthousiasmant pour l’actualité, il est facile de tomber dans les clichés, les idées reçues et les fausses bonnes solutions.

Le second risque est qu’en privilégiant un sujet, une cause, ils peuvent en arriver à sous-estimer, voire à négliger, la forme. Cela peut autoriser un art sans incarnation. L’ennui est garanti. C’est ce qui se passe souvent avec le réalisme socialiste et l’art de propagande. C’est aussi la marque de fabrique du style saint-sulpicien. On pourrait y ajouter une bonne part du néoclassicisme biberonné aux vertus civiques. Bref, en voulant être « le cri de toutes les urgences », on en arrive assez vite aux platitudes d’un art de quasi-propagande.

Pour approfondir :

L’Art sous contrôle, Carole Talon-Hugon, éd. PUF, 2019.

L’art contemporain face à la fin du monde, Stéphanie Lemoine, Le Journal des arts, 15 novembre 2019.