Charles Despiau (1874–1946) https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=wbw-002:1947:34::631#637

Charles Despiau, un grand sculpteur qu’on ne veut pas nous montrer

Une biographie de Charles Despiau (1874-1946), figure de proue de la sculpture de l’Entre-deux-guerres, vient d’être publiée. L’auteure, Élisabeth Lebon, en analysant la vie de ce créateur, éclaire les changements spectaculaires de la sculpture durant la première partie du xxe siècle. Son livre montre aussi l’étrange trajectoire d’une génération d’artistes propulsée par la méritocratie républicaine et jetant ses derniers feux sous l’Occupation. 

Ceux qui serrent la main de Charles Despiau dans les années 1930-1940 sont surpris par sa douceur. Elle est fine, délicate, presque molle. Ce n’est pas comme cela qu’on imagine un grand sculpteur confronté à de rudes travaux. En réalité, à ce stade de sa carrière, cet artiste considéré comme le plus illustre de « l’école française », ne taille plus que rarement. Celui qui est chargé du travail de force est appelé « praticien ». Sa mission est de transcrire en pierre, parfois en l’agrandissant, un modèle en plâtre ou en terre fourni par le sculpteur. Une autre possibilité est de confier ce même modèle à une fonderie pour en faire un bronze. 

Despiau passe ses journées dans le silence de son atelier. Il observe son modèle vivant installé devant lui. Le plus souvent, il s’agit d’une belle jeune femme nue. Il observe ce corps et, pendant ce temps-là, ses mains se baladent sur un bloc d’argile, elles le caressent, elles le modèlent. La sculpture est pour Despiau une véritable addiction. 

Élisabeth Lebon entame logiquement son récit par la naissance de Despiau, en 1874 à Mont-de-Marsan, dans un milieu très populaire. La chance du jeune Charles est que Victor Duruy a créé dans cette ville un lycée pilote. Il y suit un enseignement de qualité. Il y fréquente l’atelier de dessin et son talent est remarqué. On l’aide à monter à Paris pour entrer à la Petite École (Arts décoratifs) puis aux Beaux-arts. Sa ville d’origine lui attribue alors une bourse.  

Ce parcours est typique des sculpteurs de la IIIe République : ils profitent des voies méritocratiques récemment mises en place et sont aidés par leur ville ou leur département. Ces jeunes, souvent issus de familles de paysans ou d’artisans, comprennent l’utilité de l’apprentissage du « métier ». Ils se plient à la formation exigeante de l’école des Beaux-arts. Leur profil diffère radicalement de celui de beaucoup d’artistes anti-académiques ou d’avant-garde, de plus en plus nombreux à partir de la fin du siècle. Ces derniers sont en effet souvent issus de milieux aisés, abordent l’art comme un hobby (au moins au début) et préfèrent intellectualiser leur production plutôt que se soumettre à un lourd apprentissage. 

La première œuvre notable de Despiau est justement une contribution au monument commandé par sa ville en l’honneur de Victor Duruy. C’est l’époque où la IIIe République en couvre la France. Un monument est beaucoup plus qu’une statue. Généralement, outre la personnalité à honorer (en haut ou devant) figurent des créatures le glorifiant (par exemple des femmes drapées ou nues tendant des couronnes) et des scènes clés de sa vie (souvent en bas-relief). En outre, le tout est fréquemment entouré de terrasses, bassins, jardins ou fontaines, etc. Bref, ce dispositif fait penser aux colonnes votives de l’âge baroque où le grouillement des saints et des anges culminait avec l’apparition du Rédempteur ou de la Trinité. On parle d’ailleurs, pour la fin du xixe, de « néo-baroque » ou de « Contre-réforme républicaine ». La République voue en effet un véritable culte aux grands hommes. Elle a foi dans le progrès et elle entend le faire savoir dans l’espace public.  

Le monument de Mont-de-Marsan bénéficie d’un budget limité. On comporte juste un bronze (le buste de Victor Duruy) et, au-dessous, la statue d’une jeune paysanne lisant un livre. Cette partie est confiée à Despiau. La réception est bonne. Cependant, Élisabeth Lebon explique que, dans les années 1980, seul reste intact le bronze retrouvé dans un hangar. La sculpture en pierre est gravement dégradée. La jeune fille a perdu sa tête. Mais on retrouve une carte postale. À partir de ce maigre document, une reconstitution est commandée et c’est elle qu’on peut voir au musée de Mont-de-Marsan.

  

De très nombreux monuments du xixe sont perdus de nos jours. Beaucoup de bronzes sont fondus par le régime de Vichy pour contribuer à l’effort de guerre allemand. Le reste, avec la modernité, est considéré comme dénué de valeur. Au fil du temps, les monuments sont diminués, démontés, déplacés, envoyés à la décharge ou perdus. Pour avoir une idée de cet art néo-baroque, les cartes postales d’époque s’avèrent une source précieuse. 

Despiau se brouille avec son maître aux Beaux-Arts. Il quitte l’institution avant terme, perd sa bourse et entame une vie misérable. Son seul espoir est d’être remarqué au Salon. En vain. Cependant, en 1907, Auguste Rodin s’arrête devant une Liseuse de Despiau. Il lâche : « Ça, c’est pour les fines gueules ! » Peu après, il écrit à Despiau : « Que diriez-vous de quelques coups d’outils avec moi ? » Les deux hommes se rencontrent et sympathisent. Despiau devient l’un des praticiens de Rodin auquel il laisse le plus de liberté. Avec la Première Guerre mondiale, Despiau est mobilisé et affecté au camouflage. En 1917, Rodin meurt. Avec le retour de la paix, une nouvelle époque commence. 

Rodin – pas plus que les grands maîtres du néo-baroque – n’a pas de postérité artistique, du moins pas dans l’immédiat. C’est tout le contraire. Le changement de goût est total. On apprécie désormais une statuaire simple, harmonieuse et stylisée. On recherche une sorte de classicisme épuré que l’on croit conforme au « goût français ». Selon les situations, on parle d’art déco, de retour à l’ordre, voire d’art fasciste. L’une des figures est celle d’Aristide Maillol qui est effectivement l’antithèse de Rodin. Despiau le méprise et ne voit dans les productions de ce rival que vulgaire « poterie ». Despiau veut faire des œuvres apparemment simples, mais dont on ne se lasse pas, ou, comme le rapporte Élisabeth Lebon, qui « ne s’épuisent pas ». Là où Maillol est démonstratif, Despiau est recueilli et intériorisé. Certes, pour les regardeurs d’aujourd’hui, Despiau est si classique, si discret, qu’il peut passer inaperçu, voire paraître un peu ennuyeux. Cependant, à son époque, peut-être justement à cause de cette retenue, il est très apprécié. Il brille lors des expositions universelles de 1925 et 1937. Élisabeth Lebon montre que l’admiration dont il fait l’objet s’étend des artistes les plus classiques jusqu’à ceux les plus engagés dans la modernité. 

De jeunes artistes gravitent autour de Despiau, notamment certains venus de l’étranger. Paris est encore capitale des arts. Parmi eux figure un Allemand francophile nommé Arno Breker. Ce dernier séjourne à Paris de 1926 à 1934. Il se fait remarquer par un style proche de celui de Rodin, tout en étant l’élève et l’ami de Maillol. Il partage un atelier avec Calder, fréquente Brancusi, épouse un modèle de Picasso et admire Despiau. Cependant, Arno Breker est aussi l’artiste préféré d’Adolf Hitler qui l’appelle « notre Français ». Breker devient vite le sculpteur principal du régime nazi. Son style change. Il se met à fabriquer en série, bientôt à l’aide d’artistes prisonniers, des statues monumentales. Il s’agit principalement d’athlètes au port guerrier dans lesquels il est difficile de ne pas voir des Aryens de péplum. 

Charles Despiau (1874–1946) travaillant au buste de Mlle G.
CC BY-SA 4.0

Breker va utiliser son introduction dans les milieux artistiques parisiens pour tenter de rallier au Reich des personnalités. Justement Despiau a grand besoin d’aide. L’hiver arrive et il n’a plus de charbon. Or, sans chauffage, pas de modèle nu. Despiau est malheureux. Sa conscience politique et son sens de la situation sont inexistants. C’est un homme qui ne lit pas, qui n’a pas d’opinions autres qu’artistiques, qui paraît même puéril à plus d’un titre. Breker lui fait livrer régulièrement du charbon et des cigarettes. 

En 1941, Goebbels, dans le cadre de la propagande, veut organiser un voyage d’artistes français en Allemagne. Le projet est confié à Breker. Une quinzaine d’artistes sont fermement invités. De Despiau à Belmondo (le père de l’acteur) ou Vlaminck, ils ont des opinions allant de la passivité consentante au franc collaborationnisme. Gare du Nord, une stupéfiante photo-souvenir du départ est faite. En Allemagne, en rentrant dans leur chambre, après les visites d’atelier, les artistes français disent entre eux des choses comme : « Merde ! que c’est moche ! » Le comble de la gêne est atteint dans un dîner de gala servi par des prisonniers français. 

Arno Breker rêve d’une grande rétrospective personnelle à Paris. Une pétition d’artistes français simule d’exiger spontanément cette exposition. Elle a lieu en mai 1942, à l’Orangerie. Le Tout-Paris de la collaboration est là. Des statues de géants musclés saturent l’espace. Leur lien avec l’idéologie nazie saute aux yeux. Cependant, une interprétation plus sexuelle affleure. Ainsi, Jean Cocteau note-t-il dans son journal à quel point il est enchanté par ces beaux corps de garçons avec tant de « veines » et de « muscles ». Sacha Guitry lâche quant à lui : « Si les statues entraient en érection, on ne pourrait plus circuler ! » 

Tête de femme, Simone – Charles Despiau Bronze, musée Toulouse Lautrec, Albi

Le problème est que Despiau est compromis une seconde fois avec cette affaire. Non seulement il est un invité d’honneur, mais encore il est censé avoir rédigé de sa main le livre sur Arno Breker publié à cette occasion. En réalité, le texte est écrit par l’éditeur et collaborateur Ernest Flammarion après un entretien avec Despiau. Ce dernier n’a, semble-t-il, pas éprouvé le besoin de le relire. Élisabeth Lebon explique que la lecture l’ennuie. 

À la Libération, les choses se gâtent. Un comité d’épuration est formé spécialement pour les artistes. C’est Picasso qui en prend la présidence après avoir traversé l’Occupation dans une quasi-neutralité. C’est en effet seulement en octobre 1944 qu’il déclare dans les colonnes de L’Humanité « avoir toujours été résistant dans l’âme ». L’examen des dossiers d’épuration est, en pratique, conduit par André Fougeron, peintre communiste. Cependant, son entrain justicier s’affaiblit au fur et à mesure que pleuvent les délations. Les pièces les plus compromettantes pour certains disparaissent « parce qu’ils ont des enfants ». Les peines sont dans l’ensemble assez douces, sans doute du fait que les artistes ont des productions moins explicites que les journalistes, écrivains et pamphlétaires.  

Fougeron considère que le cas de Despiau relève surtout d’une « connerie noire ». Il est condamné à deux ans d’interdiction d’exposition et de ventes. Breker, jugé en Allemagne, s’en tire encore mieux avec une simple amende (100 marks), en partie grâce à des témoignages favorables de Picasso selon l’intéressé. Bizarrement, Despiau est stupéfait de sa condamnation. Élisabeth Lebon montre à quel point il prend sa peine au tragique. Circonstance aggravante, il est giflé en pleine rue bd St-Germain et reçoit chez lui des petits cercueils. Il sombre dans la dépression. La maladie s’en mêle. Il a trop fumé. Encore la faute à Breker ! Il ne se nourrit plus et meurt le 28 octobre 1946. 

Il serait très surpris de voir qu’à peine décédé on l’expose à nouveau sans tenir compte de l’interdiction de deux ans. En particulier, trois semaines après sa mort, il est mis à l’honneur au Petit Palais, presque côte à côte avec Picasso. Sa gloire se poursuit encore une vingtaine d’années.  

Cependant, les temps changent. La place de New York remplace petit à petit celle de Paris. On réécrit de part et d’autre de l’Atlantique l’histoire de l’art en mettant en exergue les « avant-gardes ». Despiau et beaucoup d’autres sortent des écrans radars. Cependant, petit à petit des musées de province présentent à nouveau cet artiste sans éluder la question de son attitude sous l’Occupation. C’est le cas à Mont-de-Marsan, à Boulogne-Billancourt ou à Roubaix (La Piscine). C’est là qu’on peut encore voir ses œuvres, alors que ses principaux collectionneurs se situent actuellement en Australie et au Japon. 

Le travail d’Élisabeth Lebon se situe dans ce contexte de redécouverte de cet artiste et de la sculpture de l’Entre-deux-guerres. Le lecteur prendra beaucoup de plaisir et d’intérêt à se plonger dans son passionnant ouvrage magnifiquement illustré. 

À lire absolument : Élisabeth Lebon, Charles Despiau classique et moderne, éd. Atlantica. 

Pour approfondir :

Laurence Bertrand Dorléac, L’Art de la défaite (1940-1944), éd. Seuil. 

Guillaume Peigné (préface d’Anne Pingeot) Dictionnaire des sculpteurs néo-baroques, éd. du CTHS. 

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