Tous les artistes ne sont pas doués pour l’existence studieuse et rangée d’un Jean-Sébastien Bach. Beaucoup ont eu une vie dite de bohème (avec un « b » minuscule et un accent grave pour la distinguer de la Bohême, province de Tchéquie). Ce terme se réfère aux Bohémiens, nom donné jadis fautivement aux Tsiganes. Il souligne, à tort ou à raison, une marginalité ou un dérèglement qui inquiètent et fascinent. De nombreux ouvrages décrivent, non sans nostalgie, la bohème d’antan. Aujourd’hui, beaucoup de choses semblent avoir changé.

Montmartre et Montparnasse
On trouve des traces de la bohème à de diverses époques. Par exemple, dans la Rome du xviie siècle, les Bentvueghels sont des artistes des Pays-Bas qui écument cabarets et bas-fonds, tout en échangeant des idées artistiques.
Cependant, la bohème renvoie généralement à l’école (ou les écoles) de Paris et à certains quartiers de la capitale, du milieu du xixe aux années 1960. Elle a lieu principalement à Montmartre et Montparnasse. Les artistes ont besoin d’espace pour leurs ateliers. De plus, ils sont souvent désargentés. Cela les pousse vers ces quartiers extérieurs et moins chers (à l’époque). On trouve aussi des lieux analogues dans d’autres villes d’Europe (ex. : Oslo) et, ce qui revient au même, des colonies d’artistes à la campagne (ex. : Newlyn, Skagen, Barbizon…).
La bohème est, évidemment, assez alcoolisée. On y croise également la drogue, comme en témoignent Ramon Casas ou Eugène Grasset. Enfin, c’est la grande époque des bordels comme le fameux Sphinx, rue Edgar-Quinet. Par ailleurs, les artistes ont presque tous recours à des modèles (surtout des femmes) et on glisse vite dans les amours ancillaires ou tarifés. Certains modèles deviennent des stars, comme Kiki de Montparnasse. L’idée poétique qu’on se fait de la bohème masque une réalité souvent sordide qu’il serait niais de regretter.
La bohème a cependant des côtés positifs. Les artistes, mais aussi les écrivains et musiciens, se retrouvent dans des cafés. Ce sont des lieux de sociabilité et d’émulation beaucoup plus ouverts que les cénacles et salons. Autre caractéristique de cet univers : son côté très cosmopolite. Des artistes du monde entier affluent à Montparnasse. C’est le cas, en particulier, de nombreux juifs fuyant l’Europe centrale et la Russie.
Bohème, bourgeoisie et mépris du « métier »
Les artistes installés dans ces quartiers sont de tendances très diverses. Ainsi, Bouguereau, peintre on ne peut plus officiel, a-t-il son atelier rue Notre‑Dame‑des‑Champs. Cependant, assez vite, on observe une dominante hostile à l’« académisme » et favorable aux expérimentations et aux avant-gardes. Essayons de comprendre pourquoi.
La IIIe République croit aux vertus de l’enseignement. Dans ce contexte, beaucoup de jeunes talents, notamment des milieux populaires, sont poussés à profiter des filières de formation qui se créent ou se renforcent. Par exemple, Denys Puech, berger de l’Aveyron, sculpte son bâton avec un canif pour passer le temps. Il est remarqué et encouragé. Un long parcours le conduit jusqu’à l’École des Beaux-arts et au prix de Rome. Le point important est que l’origine populaire de ces jeunes les aide à accepter l’idée que l’apprentissage d’un métier implique des efforts importants.
Il en est tout autrement de certains jeunes issus de familles aisées. Arrivant à l’âge adulte, ils se refusent à reprendre l’affaire de papa ou se dérobent à ses prescriptions de carrière. Ils optent pour la vie de bohème, avec son corollaire artistique. Se lançant tardivement, ils ont peu ou pas étudié l’art. Beaucoup compenseront leur déficit technique par une propension décomplexée à innover et à intellectualiser.
Le meilleur exemple est peut-être celui de Marcel Duchamp, troisième fils d’un notaire. Après le désistement des deux aînés, ce notaire souhaite que Marcel reprenne l’étude. Ce dernier décline la proposition en affirmant qu’il veut devenir artiste, bien qu’il n’ait jusque-là presque rien produit dans ce domaine. En fait, il est surtout attiré par la vie de bohème et son géniteur lui consent une rente. La production de Marcel Duchamp, peu abondante, brillera surtout par sa dimension intellectuelle, en faisant le précurseur de l’art conceptuel. On pourrait également évoquer le parcours de Modigliani, rejeton d’une famille de la grande bourgeoisie italienne venu claquer sa fortune à Montparnasse, et de beaucoup d’autres. Il y a, certes, des contre-exemples, comme Giacometti, mais la tendance est bien celle-là.
Avec son idée d’« élite artiste », la sociologue Nathalie Heinich éclaire les motivations de ce choix bohème de la part de jeunes bourgeois. Avec le discrédit de l’aristocratie de naissance se développe au XIXe siècle le sentiment que la véritable supériorité consiste notamment en des vocations artistiques ou littéraires. Les personnes concernées, pour la plupart, seront certes moins riches que leurs parents, mais elles se sentiront plus élevées dans les hiérarchies morales. Aujourd’hui, cet effet « élite-artiste » joue toujours, mais bien souvent il se porte sur des activités plus attractives que l’art contemporain, par exemple le cinéma.

Isolement, dilution et Internet
Que reste-t-il de la bohème aujourd’hui ? Sans doute pas grand-chose. D’abord, le principal quartier de Paris concerné a été en grande partie pulvérisé par Malraux pour y construire sa tour Montparnasse et autoriser une grande opération d’urbanisme (de l’ordre de 300 ateliers d’artistes détruits). Des villes comme Montreuil et Ivry ont toutefois pris le relais, accueillant de nombreux artistes. Cependant, on a du mal à identifier des quartiers et des cafés spécifiques.
D’anciens lieux industriels sont réaménagés en séries d’ateliers. Toutefois, à une époque marquée par l’individualisme, ces concentrations n’impliquent pas forcément que les artistes aient une vie collective, loin de là. Par ailleurs, quelques artistes se rattachent à d’autres communautés culturelles. C’est le cas par exemple des mouvances punks ou rap qui inspirent secondairement des productions visuelles. Dans l’ensemble, on a bien l’impression que les artistes actuels sont relativement isolés, dilués dans les villes ou dans les campagnes. On aurait cependant tort de se désoler en oubliant Internet. Cet espace, bien plus ouvert que la bohème d’autrefois, est devenu pour les créateurs un formidable outil d’information et d’échanges.

Publié dans Artension n°182 – Novembre/Décembre 2023





