Samedi 18 février, Emmanuel Macron a tenu meeting à Toulon. Cet événement a été l’occasion de saisir l’ambiance de sa campagne et l’état d’esprit portant son projet. C’était aussi le temps des premiers écueils avec l’affaire de la colonisation qualifiée de « crime contre l’humanité ». Rencontres avec les fans, discours, manifs, échauffourées, imprévus de toute sorte, récit d’une journée mouvementée.
Je suis dans l’une des files qui s’allongent devant le Zénith-Oméga de Toulon. C’est un élégant bâtiment qui conserve ses façades anciennes. On n’est pas pressé. Emmanuel Macron n’interviendra pas avant 15 h. Une dame précise qu’il lui rappelle Boris Vian. Les autres sont dubitatifs. On s’en amuse. J’ai d’abord essayé d’amener la conversation sur les déclarations du candidat qualifiant à plusieurs reprises la colonisation de « crime contre l’humanité ». Mais ça n’accrochait pas. Je n’insiste pas. Je ne veux pas casser l’ambiance. Il fait beau. J’ai tout mon temps pour sympathiser avec mes voisins de queue : un jeune ingénieur en nouvelles technologies, un couple de personnels hospitaliers, la responsable d’une agence de Com, un chef d’entreprise de décoration intérieure. On bavarde. Certains viennent avec une curiosité favorable, d’autres sont déjà conquis.
Emmanuel Macron incarne la nouveauté aux yeux de ceux qui poireautent avec moi. Tout le monde est d’accord là-dessus et ça plaît beaucoup. En plus, il est jeune, ce qui est une forme de nouveauté. Il s’intéresse aux défis technologiques et écologiques. Il veut aussi faire de la politique en « dépassant les vieux clivages ». Il réintroduira la proportionnelle pour que la Représentation nationale soit plus représentative. On lui prête d’être ni de droite ni de gauche, mais de prendre « ce qu’il a de mieux de chaque côté ». Il est comme une motion de synthèse élargie à tous les « progressistes ». Sa ligne graphique conjugue le bleu pâle et le rose pâle.
Ce qui paraît séduire le plus est d’associer à son mouvement des gens venus de la « société civile ». En Marche, semble effectivement avoir réussi à conduire en politique des personnes qui n’étaient encartées nulle part et qui découvrent la ferveur de l’engagement. Un peu partout circulent des bénévoles en maillot « Macron Président ». Les organisateurs pensant peut-être que les militants seraient tous jeunes et sveltes ont commandé des petites tailles. Beaucoup de volontaires, déjà avancés en âge et en corpulence, paraissent boudinés, mais la bonne humeur est palpable.
On finit par atteindre l’accueil. Une dame me donne le mot de passe du wifi : lafrance-enmarche. Fastoche ! On entre. On s’installe. En attendant que la salle se remplisse, un clip est diffusé en boucle. On voit Macron alternativement avec Michel Rocard et avec le Dalaï-Lama. Je commence à m’ennuyer. Du coup, je ressors le livre du candidat. Je le feuillette. Mes voisins le regardent. Je le remets dans mon sac. Tout de même, en titrant son bouquin « Révolution », Macron en fait peut être un peu trop. C’est comme quand il intitule le porte-à-porte de ses militants « La Grande Marche ». L’attente est interminable.
Une représentante des Jeunes avec Macron est interviewée dans l’allée par des journalistes. Je m’approche pour écouter. « Nous les jeunes, déclare-t-elle, on veut faire de la politique autrement ! » Les télés braquent sur elle un éclairage intense qui rend son visage incandescent. Elle a du cran. Elle répète le même message avec des formulations variées et un large sourire. Quand les télés sont parties, je vais vers elle pour en savoir plus sur les aspects économiques et fiscaux du projet Macron. Je lui explique l’objet de mon interrogation. Dans son livre, Emmanuel Macron oppose sans cesse le « risque » et la « rente ». Dans le premier regroupement, on trouve surtout des entreprises, dans le second, surtout des particuliers. Il prévoit de continuer à alléger significativement les prélèvements des entreprises. Il en attend des effets très positifs notamment sur l’emploi. On a bien-sûr en tête les réformes du chancelier Schröder en Allemagne. Difficile cependant d’imaginer que les compensations et transferts de charges en résultant soient anodins. Cependant, on ne sait pas très bien en quoi ils consisteront, en dehors de la montée en puissance de la CSG et de la pression sur l’immobilier.
Mon interlocutrice est bien embarrassée par ces questions techniques. Elle me dit finalement qu’elle n’a pas lu Révolution, mais qu’elle fait confiance à Emmanuel. Je regrette de l’avoir ennuyée. Je lui conseille, si elle achète le livre, ne pas rater mon passage préféré (p.15). C’est celui où est évoquée la grand-mère d’Emmanuel Macron à l’âge où elle est encore écolière. Elle rentre de classe. Elle ramène avec elle son livret. Ses excellentes notes sont accompagnées de l’appréciation « Bonne à tous égards ». Elle reçoit une torgnole aussi sec. Son père croit qu’il est question de mœurs légères.
Il est presque 16 h. Il y a du retard. Il s’est peut-être passé quelque chose. Je m’aperçois qu’un certain nombre de journalistes ont quitté l’espace qui leur est réservé. Un peu partout, les gens consultent leurs Smartphones. Je fais de même. Effectivement, j’apprends que dehors se déroule une manif avec échauffourée. Ce sont des associations de pieds-noirs et de harkis, ainsi que quelques élus du Front national. Ils protestent contre les propos tenus par Emmanuel Macron en Algérie.
On attend encore. La salle est à moitié vide. Ça sent un peu le flop. Sans doute moins de 1500 personnes. Puis tout à coup, les programmes vidéo changent. Les références aux grands hommes s’accélèrent. J’ai juste le temps de reconnaître au passage Victor Hugo, Dostoïevski, De Gaulle, Simone Veil, Mitterrand et Chirac… Une première oratrice se présente au pupitre.
— Je m’appelle Valérie, dit-elle. J’ai 47 ans. Je suis consultante en communication. Issue de la société civile, je suis une femme et une maman. J’ai vécu les inégalités de salaire et le sexisme. Comme je vous le disais, je travaille dans la communication et même la communication digitale. […] Oui, Emmanuel ! nous, le peuple de France, nous avons le talent nécessaire pour faire bouger les lignes ! …
Un élu local lui succède. Il s’agit de Christophe Castaner, député PS rallié à En Marche. Il attaque sur le thème de la colonisation qui a fait un tollé ces jours derniers. Il raconte comment des harkis ramenés vers l’Algérie sur un navire militaire français où servait son père se jettent dans la mer sachant ce qui les attend dans la mère patrie. On ne comprend pas si l’orateur veut dénoncer les crimes du FLN, ceux de la France, tous les crimes à la fois, mais l’épisode est émouvant. On applaudit.
Macron arrive enfin. La salle exulte. Il attaque bille en tête. Il fustige le comportement de ceux qui ont gravement bloqué l’accès à son meeting. C’est à cause de cela qu’il y a insuffisamment de monde. Il félicite ceux qui sont là : « vous êtes des courageux parce que vous êtes venus jusqu’ici ! » En ce qui me concerne, je n’ai rencontré aucun obstacle, mais ça me fait quand même plaisir.
Ses propos sont nets et rythmés. Pas l’ombre d’une hésitation. On sent qu’il a l’audace d’un jeune général d’empire et la nuance chantournée d’un haut fonctionnaire. Quand il a besoin de reprendre sa respiration, il lâche des phrases sans risque comme : « Il faut regarder en face nos défis qui sont multiples et y répondre avec exigence ! » Parfois, il lève les yeux et les bras vers le ciel avec une candeur saint-sulpicienne. Ce sont sans doute ces moments étranges qui ont fait dire à Michel Houellebecq : « Il fait un peu mutant ! » Cependant, Emmanuel Macron qui est un petit nouveau en politique a une verve étonnante. Il pourrait faire envie à des orateurs chevronnés. Il a une vision. Il a une parole. Je sens que la salle n’a aucun doute sur sa stature présidentielle.

On l’applaudit quand il aborde les nouvelles technologies et l’écologie. Même chose avec la façon nouvelle de faire de la politique avec la société civile. Les gens accrochent bien. Ils battent des mains encore davantage lorsqu’il il fait l’éloge de l’entreprise, de la réussite personnelle, de la libération des initiatives et du désir d’avenir. Ce public en a visiblement marre du marasme actuel, de l’incompréhension à l’encontre des préoccupations entrepreneuriales, de l’enlisement et de la sauce aux valeurs. La réussite, c’est son sujet numéro un et c’est ce qui intéresse l’auditoire. La salle applaudit à tout rompre. Le reste est probablement accessoire pour les participants.
C’est ce reste que Macron commente dans une deuxième partie. Le propre d’une posture de candidat est, en effet, d’aborder tous les sujets. Macron développe son point de vue sur des thèmes tels que l’identité, la sécurité, l’islam radical, etc.. Ces sujets semblent relever pour lui d’une bonne gestion des moyens de l’État (administration, police, armée, etc.), et rien de plus. Il égraine des séries de mesures allant du renforcement du renseignement centralisé à la police de proximité dotée d’une capacité de traiter par des amendes les délits courants. Mais le message politique est surtout qu’il se pose en barrage contre le Front national, mouvement qu’il renvoie dos à dos avec l’islam radical. Il fustige les « marchands de haine » et tous ceux qui rêvent d’un « âge d’or n’ayant jamais existé ». Ce dernier point concerne aussi, évidemment, le « conservatisme » de François Fillion. Bref, dans ce domaine comme dans tous les autres, l’idée d’Emmanuel Macron, est de ne rien céder aux « passions tristes » (expression récurrente du candidat, empruntée à Spinoza). La salle manifeste son approbation à intervalles réguliers, mais on est visiblement sorti du domaine de la ferveur pour celui de l’adhésion raisonnable.
La version initiale du discours d’Emmanuel Macron devait probablement s’arrêter là. Mais l’actualité lui inspire un long additif au sujet de ses déclarations sur la colonisation comme « crime contre l’humanité ». C’est la casserole dont il aimerait se débarrasser. Il annonce d’entrée de jeu qu’il ne s’excusera pas, mais on sent qu’il aimerait beaucoup qu’on l’excuse. Il aime les Algériens, il aime les pieds-noirs, il aime les militaires français, il aime les harkis. « Je vous aime ! » répète-t-il à l’envi. Il exprime de la compassion pour toutes les souffrances ! À égalité ! Il appelle à une sorte de syncrétisme des mémoires « dans toute leur complexité ». Surtout, il se veut tourné l’avenir. L’avenir, c’est ce qui compte ! Il s’adresse plus particulièrement aux pieds-noirs et à leurs descendants. La phrase de réconciliation qui lui vient malencontreusement à l’esprit est : « Je vous ai compris ! ». Il rajoute aussitôt : « Et je vous aime ! » Il me fait penser à ces situations où voulant effacer une tache, on ne fait que l’étaler.

La salle écoute. On sent que les supporters sont un peu embêtés. Personne ne se doutait il y a encore quelques jours que la réconciliation des mémoires française et algérienne deviendrait le sujet principal de l’actualité macronienne. L’orateur tente d’expliquer qu’il se référait non à la notion traditionnelle de crime contre l’humanité, mais à sa définition élargie par la loi de 2010 (loi portant adaptation du droit pénal français à l’institution de la Cour pénale internationale). C’est un peu compliqué. Finalement sa meilleure parade consiste en une habile pirouette : il parle désormais de « crime contre l’humain ». Il en vient enfin à la conclusion générale et reçoit un tonnerre d’applaudissements.
L’évacuation commence. Je vois passer Christophe Castaner, le député du Var et brillant orateur intervenu précédemment. Je l’aborde. J’aimerais savoir si les allègements prévus pour les entreprises vont être gagés par des alourdissements chez les particuliers. On en vient à discuter de la question de l’égalité devant l’impôt. Macron qui se dit opposé aux corporatismes et privilèges de toute sorte, aurait pu logiquement être favorable à une évolution de la fiscalité dans le sens de la simplification et de l’égalité de traitement. L’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoit d’ailleurs que les contributions sont « également réparties entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Les riches selon ce principe doivent certes payer davantage que les pauvres, mais à richesse comparable, chacun doit verser en gros la même chose, quelle que soit sa catégorie socioprofessionnelle. La France s’est déjà beaucoup écartée de ce principe pour s’engager dans la voie d’une fiscalité différenciée. Les pouvoirs publics utilisent depuis longtemps l’impôt pour encourager ou pénaliser telle ou telle activité, et en fin de compte tel ou tel groupe social. Cela aboutit à des situations parfois grossièrement inégalitaires. Par exemple, on peut transmettre quasiment en franchise d’impôts un empire industriel à ses enfants avec le dispositif du pacte Dutreil. En un sens, c’est heureux que les entreprises ne soient pas mises en difficulté à chaque succession. Mais un salarié sans enfants travaillant dans ce même groupe se voit taxé à hauteur de 55 % plus divers frais s’il veut léguer sa simple maison à un frère ou à un neveu. Cela peut générer ce que l’on appelle des « passions tristes » en langage spinozo-macronien. J’ai beau insister, mon interlocuteur ne peut pas me donner davantage de détails. Il faudra attendre.
Du coup, on change de sujet de conversation. On évoque la déclaration de patrimoine récemment déposée par le candidat à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Emmanuel Macron a gagné plusieurs millions d’euros, ces dernières années, notamment dans la période où il était associé à la banque Rothschild. Tant mieux ! Mais il n’en subsiste, semble-t-il, que des miettes. Mon interlocuteur m’assure qu’il n’y a pas de loup. Emmanuel Macron a payé ses impôts et il a dépensé le reste. Voilà l’explication ! Le député me fait comprendre que son ami Emmanuel a un tempérament joyeux. Chacun a le droit de dépenser son argent comme il veut ! On est bien d’accord.
Il y a quand même peut-être un petit décalage avec nombre de Français. Certains et même beaucoup, lorsqu’ils en ont la possibilité, essayent d’épargner une part de leur revenu pour sécuriser leur vie, pour bonifier l’avenir de leurs enfants, voire pour être généreux avec d’autres. Macron, lui, aime le « risque ». Il le répète. Malheureusement, l’avenir pour beaucoup de Français n’est pas simplement une opportunité d’épanouissement et de réussite, c’est aussi un sujet d’inquiétude.
Article publié par l’auteur