Quand j’étais petit, j’aimais bien me promener avec ma grand-mère. Elle me montrait les plantes dans les fossés, elle me faisait remarquer à quel point leur dessin était exquis. Ça m’est resté. Lorsque je marche à la campagne, je regarde les herbes qui poussent sur les bas-côtés et j’y prends plaisir. Ce plaisir est l’expérience esthétique la plus simple et la plus pure que chacun d’entre nous peut avoir.

Je me suis quand même souvent demandé pourquoi nous trouvons belles des choses n’ayant aucun rapport avec nos vies, ni en bien ni en mal. Nous n’avons pas envie de les brouter ni d’en faire quoi que soit. Nous devrions y être indifférents. En revanche, quand je regarde une femme, l’idée de beauté est plus facile à expliquer, si tant est que j’aie à avoir une opinion. On peut émettre l’hypothèse que mon point de vue résulte, de façon plus ou moins subliminale, d’une sorte d’anticipation de la question des plaisirs. Même chose (pardon !) pour un gâteau, une voiture, une maison, etc. À chaque fois, il y a un plaisir, une utilité, quelque chose qui intéresse. Cependant, la beauté d’un végétal a ceci d’intrigant qu’elle ne repose sur aucune interaction avec nos vies, elle n’a rien à voir avec le profit ou le plaisir qu’on peut en tirer, elle est non humaine et absolument gratuite. Elle ne devrait pas exister… Et pourtant !
La musique des formes
Ma grand-mère me faisait aussi dessiner des feuillages. Nous aimions bien ceux des hêtres. Il y en a beaucoup en Limousin. J’en faisais des frises dans mes cahiers de dictées. Une branche de hêtre se développe, se divise, produit un feuillage, se tourne vers la lumière. Tous ses éléments se suivent comme les notes d’une fugue. Toutes les feuilles, tous les rameaux sont différents et pourtant, ils procèdent d’un même modèle, d’une même idée. Des variations apparaissent de toutes parts, sans jamais déroger à une sorte de schéma de base. C’est toujours la même et unique idée de hêtre qui est à l’œuvre, le même génome, si l’on veut. La plus grande fantaisie obéit à la rigueur la plus implacable, c’est sans doute tout simplement pour cela que la nature est si belle. L’esthétique, la beauté consistent en une cohérence des formes. C’est la leçon que nous donne l’observation des végétaux.

Algorithmes naturels
La théorie mathématique des fractales rend compte de ce principe de cohérence formelle. Des sortes d’équations, dénommées algorithmes, permettent de produire et d’expliquer des formes. Des chercheurs comme Benoît Mandelbrot en ont fourni maints exemples. Ainsi, avec une formule appropriée, peut-on générer des images de fougères ou de choux romanesco. En art, quand on parle de géométrie, on fait le plus souvent usage de notions simples, pour ne pas dire archaïques, telles que carrés, cubes, cercles et trapèzes, etc. C’est cette géométrie primitive qui inspire le cubisme et l’abstraction géométrique en dépit de références de circonstance peu convaincantes, aux théories non euclidiennes. Cependant, dans la nature, ce qui est en œuvre, c’est une géométrie avancée beaucoup plus complexe que celle des cercles et des carrés. Ce que les mathématiciens appellent « autosimilarité » correspond assez bien à ce que l’intuition des artistes ressent comme de la cohérence.
Qu’il s’agisse d’un branchage, d’un ciel nuageux ou d’un corps de femme, on sent bien qu’à chaque fois il y a une sorte d’idée, un ordre, une puissance créatrice qui s’incarne et s’affirme en variations infinies. Ce sentiment idéaliste de cohérence formelle, autrement dit d’esthétique, fait partie de l’expérience artistique et il s’apprend à livre ouvert en regardant les plantes.